Conférence
de Martin Heidegger
Technique
Quand on parle aujourd’hui de
technique, on entend la technique des machines à l’âge industriel. Mais
entre-temps cette caractérisation est devenue inexacte. Car à l’intérieur de
l’âge industriel on constate une 1ère et une 2ème
révolution technique. La 1ère consiste dans le passage de la
technique d’artisanat et de manufacture à la technique des machines à moteur ;
la 2ème révolution voit le triomphe de l’automation la plus grande
possible, dont le principe de base est défini par la technique de régulation et
du guidage, la cybernétique[1].
Ce que signifie là à chaque fois le terme de technique n’est pas clair
d’emblée. La technique peut signifier :
- l’ensemble des machines et des appareils, pris
comme objets ;
- la production de ces objets, précédée par un
projet et un calcul ;
- l’ensemble des produits et des hommes qui y
travaillent.
Mais ce qu’est en définitive
la technique reste obscur. Nous pouvons en délimiter le champ en fixant ces
représentations en une série de cinq thèses.
Selon la conception
courante :
1. La technique moderne
est un moyen inventé et produit par les hommes, cad un instrument de
réalisation de fins industrielles posées par l’homme.
2. La technique moderne
est en tant qu’instrument l’application pratique de la science moderne de la
nature.
3. La technique
industrielle fondée sur la science moderne est un domaine particulier à
l’intérieur de la civilisation moderne.
4. La technique moderne est
la continuation progressive, graduellement perfectionnée, de la vieille
technique artisanale selon les possibilités fournies par la civilisation
moderne.
5. La technique moderne
exige, comme instrument humain, d’être également placée sous le contrôle de
l’homme, et que l’homme s’en assure la maîtrise comme de sa propre fabrication.
Nul ne peut contester
l’exactitude des thèses que l’on vient d’énumérer concernant la technique
moderne. Car chacun des énoncés peut être appuyé par les faits. Mais la
question reste de savoir si cette exactitude atteint suffisamment le caractère
le plus propre de la technique moderne, cad ce qui la détermine au préalable et
d’un bout à l’autre. Le caractère propre de la technique moderne que nous
cherchons à cerner devra permettre de savoir dans quelle mesure, cad si et
comment, ce qui a été énoncé dans les cinq thèses est cohérent.
Or, pour un regard attentif,
il apparaît à la seule mention de ces thèses que les représentations courantes
se rassemblent autour d’un trait fondamental. Celui-ci peut se définir à partir
de deux moments qui se rapportent l’un à l’autre.
La technique moderne passe,
comme toute technique plus ancienne, pour chose humaine, inventée, exécutée,
développée, dirigée et établie avec certitude par l’homme pour l’homme. Pour
confirmer ce caractère anthropologique de la technique moderne, il suffit de se
référer au fait qu’elle est fondée sur la science moderne de la nature. Nous
comprenons la science comme une tâche et une réussite de l’homme. Il en va de
même, en un sens plus large et plus englobant, de la civilisation, dont la
technique constitue un domaine particulier. La civilisation a pour but de
cultiver, de développer et de protéger l’être-homme de l’homme, son humanité.
C’est ici que se situe la question souvent débattue : est-ce que la
culture technique contribue en général à la culture humaine, ou est-ce qu’elle
menace et ruine celle-ci ?
Avec la représentation
anthropologique de la technique se trouve posée en même temps le second moment.
Le verbe latin instruere signifie : disposer en couche
super- et juxta-posées, construire, ordonner, installer de façon cohérente. L’instrumentum
est l’appareil ou l’outil, l’instrument de travail, le moyen de transport, le
moyen en général. La technique passe pour quelque chose que l’homme manipule,
dont il se sert dans la perspective d’une utilité. La représentation
instrumentale de la technique autorise une vue d’ensemble éclairante et permet
de porter un jugement sur l’histoire de la technique prise comme unité dans la totalité
de son développement.
Dans l’horizon de la
représentation anthropologique & instrumentale de la technique, on peut
affirmer qu’il n’y a au fond aucune différence essentielle entre la hache de
pierre et la dernière production de la technique moderne, le
« Telstar ». Tous deux sont des instruments, des moyens produits pour
des fins. Certes chacun se hâtera de remarquer que la différence énorme entre
les deux instruments ne permet presque plus de les comparer, même si l’on se
contente de l’idée que les deux ont en commun un caractère instrumental. Mais
l’on admet de ce fait que le caractère instrumental ne suffit pas à définir le
propre de la technique moderne et de ses fabrications. Pourtant, la
représentation anthropologique & instrumentale de la technique demeure si
limpide et si persistante qu’on explique la différence par le progrès
extraordinaire de la technique moderne. Or, cette représentation ne reste pas
seulement dominante parce qu’elle s’impose immédiatement, mais parce qu’elle
est exacte dans son contexte. Cette exactitude est encore renforcée et
consolidée parce que cette représentation ne détermine pas seulement
l’interprétation de la technique mais s’impose et passe au premier plan dans
tous les domaines comme mode de pensée qui fait loi. Il est d’autant
plus difficile de faire une objection contre elle, et serait-ce le cas que la
question de la technique ne serait pas pour autant tirée au clair. Car l’exact
n’est pas encore le vrai, cad ce qui, d’une chose, montre et préserve à la fois
ce qu’elle a de plus propre.
Mais comment
parviendrons-nous au caractère le plus propre de la technique moderne ?
Comment pouvons-nous re-penser la conception courante de la technique
moderne ?
Le mot
« technique » dérive du grec technikon. Cela désigne ce qui
appartient à la technè. Ce mot a, dès l’aube de la langue grecque
ancienne, la même signification qu’épistémè – cad veiller
sur une chose, la comprendre. Technè veut dire : s’y connaître en
quelque chose, et cela dans le fait de le produire. Mais pour saisir la technè,
autant que pour comprendre convenablement la technique moderne, tout dépend de
ce que nous pensions le mot grec en son sens grec et évitions de projeter sur
ce mot des représentations postérieures ou actuelles. Technè : s’y
connaître dans le fait de produire. S’y connaître est un genre de connaissance,
de reconnaissance et de savoir. La base du connaître repose, dans
l’expérience grecque, sur le fait d’ouvrir et de rendre manifeste
ce qui est donné comme présent. Cependant le pro-duire pensé de manière grecque
ne signifie pas fabriquer, manipuler et opérer mais ce que le mot allemand
« herstellen » veut dire littéralement : stellen, poser,
mettre debout, her, en faisant venir ici, dans le manifeste, ce qui
auparavant n’était pas donné comme présent.
Pour parler de façon
elliptique et succincte : technè n’est pas un concept du faire
mais un concept du savoir. Technique veut dire que quelque chose est
installé (gestellt) dans le manifeste, l’accessible et le disponible, et
est porté en tant que présent à sa position (Stand). Or, dans la mesure
où règne dans la technique le principe du savoir, elle fournit par elle-même la
mise en forme de son propre savoir, aussitôt que se développe la science qui
lui correspond. C’est là un événement, et cet événement n’advient qu’une
seule et unique fois au cours de toute l’histoire de l’humanité : à
l’intérieur de l’histoire de l’occident européen, au début ou mieux en tant que
le début de cette époque qu’on appelle les Temps modernes.
Ainsi allons-nous considérer
maintenant la fonction et le caractère spécifique de la science de la nature au
sein de la technique moderne en cherchant à prendre en vue l’essence propre de
la technique moderne à partir de ce qui aujourd’hui est. La seconde
manifestation qui saute aux yeux, à côté du rôle remarquable de la science de
la nature, est le côté irrésistible de la domination illimitée de la
technique moderne. Peut-être les deux manifestations sont-elles liées, car
elles ont la même origine.
Dans la représentation
anthropologique et instrumentale de la technique moderne, celle-ci passe pour l’application
pratique de la science de la nature. Aussi bien du côté des physiciens que
des technologues, se multiplient des voix qui considèrent malgré tout comme
insuffisante une définition de la technique comme science appliquée à la
nature. Au lieu de cela on parle à présent de la relation entre science de la
nature et technique comme une sorte d’ « étaiement réciproque »
(Heisenberg). Notamment la physique nucléaire se trouve acculée à une situation
qui la contraint à des constatations déconcertantes : à savoir que l’appareillage
technique utilisé par l’observateur dans une expérimentation co-détermine
ce qui à chaque fois est ou n’est pas
accessible de l’atome, cad de ses manifestations. Cela signifie que la
technique est co-déterminante dans le connaître. Elle ne peut l’être que parce
que son caractère le plus propre possède lui-même quelque chose d’un trait de
la connaissance. Pourtant on ne pense pas si loin et on se contente de
constater une relation de réciprocité entre science de la nature et technique.
On peut bien les appeler « sœurs jumelles », cela ne veut rien dire
tant qu’on aura pas considéré leur origine commune. Quand on fait état de la
relation réciproque des deux, on se rapproche de la vérité, mais de telle façon
que celle-ci devient énigmatique. Il ne peut exister de réciprocité entre elles
que si les deux sont pareillement structurées : que par conséquent la
science n’est pas le fondement de la technique et que la technique n’est pas
davantage l’application de la science.
Mais alors quel est le lieu
où la science moderne de la nature et la technique concordent au point d’être
identiques ? Et quel est le caractère propre de chacune ?
Pour prendre cela en vue, du
moins approximativement, il est nécessaire de considérer ce que la science de
la nature a de nouveau à l’époque moderne. Celle-ci est déterminée de façon
plus ou moins consciente par la question directrice : comment la nature
doit-elle être projetée par avance en tant que domaine
d’objectivité pour que les processus naturels soient a priori calculables ?
Cette question renferme un
double aspect : d’un côté, une décision sur le type de réalité de
la nature. Max Planck, le fondateur de la physique des quanta, a exprimé cette
décision en une courte proposition : « réel est ce qui peut être
mesuré ». Seul ce qui est calculable d’avance vaut comme étant. De l’autre
côté, le questionnement directeur de la science de la nature contient le
principe du primat de la méthode, cad de la démarche elle-même, par
rapport à ce qui est à chaque fois établi avec certitude comme objet. Une
marque de ce primat tient au fait que, dans la physique théorique, l’absence de
contradiction des propositions et la symétrie des équivalences fondamentales
ont d’avance force de loi. Par le projet mathématique de la nature qui
s’accomplit dans la physique théorique, et par le questionnement expérimental
de la nature qui correspond à ce projet, la nature est provoquée à donner des réponses
suivant des rapports déterminés ; elle est pour ainsi dire installée dans
la réponse à rendre. La nature est sommée de se manifester dans une objectivité
calculable (Kant).
Or, c’est justement cette
sommation provocante qui est simultanément le fondement de la technique
moderne. Elle impose à la nature l’exigence de fournir de l’énergie. Il s’agit
au sens littéral de la pro-duire et de la capter afin de la mettre à
disposition. Cette sommation qui domine de part en part la technique moderne se
déploie en diverses phases et formes liées entre elles. L’énergie renfermée
dans la nature est captée : ce qui est capté est transformé, ce qui est
transformé est intensifié, ce qui est intensifié est stocké, ce qui est stocké
est distribué. Ces modes selon lesquels l’énergie naturelle est confisquée sont
contrôlés ; ce contrôle doit à son tour être garanti.
Ce que nous venons de dire
suggère l’idée que la science moderne de la nature, avec sa sommation théorique
en vue d’une objectivité calculable, pourrait être une variante de la technique
moderne. En ce cas, la conception courante de la relation entre science et
technique devrait être renversée : ce ne serait pas la science qui serait
la base de la technique mais la technique serait la structure fondamentale
étayant la science moderne de la nature. Bien que ce renversement se rapproche
de la vérité, il n’en atteint pas le cœur. En ce qui concerne cette relation,
il est important de comprendre que le caractère le plus propre de l’une et de
l’autre, leur origine commune, se cache dans ce que nous avons appelé la sommation
provocante. Mais en quoi consiste celle-ci ?
C’est pourtant manifestement
une activité de l’homme que cette démarche de représentation et de production.
La représentation anthropologique de la technique ne se trouve pas seulement
confirmée dans sa légitimité mais renforcée par l’interprétation de la
technique maintenant acquise. Ou bien cette représentation devient-elle
totalement problématique à partir de là ? Il faut différer la réponse
jusqu’à ce que nous ayons pris en considération la seconde manifestation de la
technique moderne, à savoir le caractère irrésistible de sa
domination illimitée.
Le cri d’alarme fréquemment
lancé : à savoir que la marche de la technique doit être maîtrisée, sa poussée
toujours plus forte vers de nouvelles possibilités de développement doit être
soumise au contrôle – ce cri témoigne à lui seul de l’appréhension qui se
répand. Il se pourrait que s’exprime dans la technique moderne une exigence
dont l’homme ne peut arrêter l’accomplissement, qu’il peut encore moins
embrasser du regard et maîtriser. Entre temps, et cela est significatif, ces
cris d’alarmes se taisent de plus en plus, ce qui ne veut nullement dire que
l’homme contrôle désormais la marche de la technique. Le silence trahit le fait
que, face à la revendication du pouvoir par la technique, l’homme se voit
réduit à l’impuissance, cad à la nécessité d’acquiescer purement et simplement
au caractère irrésistible de cette domination. Quand on a épousé, en plus, dans
cette soumission à l’inévitable, la conception courante de la technique, on
souscrit alors dans les faits au triomphe d’un processus qui se réduit à
préparer sans cesse des moyens, sans jamais se soucier des fins.
Mais il est devenu manifeste
entre temps que la représentation fin-moyen n’atteint pas le plus propre de la
technique. Son caractère tient à ceci
qu’en elle s’exprime l’exigence de provoquer la nature à fournir et à
assurer de l’énergie. Cette exigence est plus puissante que toute détermination
de fins par l’homme. L’affirmer ne signifie rien de moins que reconnaître un
ressort secret dans le règne de ce qui aujourd’hui est. Cela signifie céder à
une exigence qui se situe au-dessus de l’homme, au-dessus de ses projets et de
ses activités. Ce que la technique moderne a d’essentiel n’est pas une
fabrication purement humaine. L’homme actuel est lui-même provoqué par
l’exigence de provoquer la nature à la mobilisation. L’homme lui-même est
soumis à l’exigence de correspondre à ladite exigence.
Nous nous rapprochons du
ressort secret de ce qui, aujourd’hui dans le monde techniquement déterminé, est
– si nous nous bornons à reconnaître simplement l’exigence
qui s’exprime dans le caractère propre de la technique moderne, exigence
adressée à l’homme de provoquer la nature à fournir son énergie. Et ce au lieu
de nous dérober à cette exigence en nous retranchant dans d’impuissantes
déterminations de fins qui se limiteraient à la seule sauvegarde de l’humain.
Mais qu’est-ce que tout cela
a à voir avec la langue ? Dans quelle mesure devient-il nécessaire de
parler de la langue des technologues, cad d’une langue déterminée par ce que la
technique a de plus propre ? Qu’est-ce que la langue, pour que ce soit
elle justement qui se trouve exposée d’une façon particulière à l’exigence de
domination de la technique ?
Langue (postface de Michel
Haar)
La langue technique diffère
radicalement de la langue « de tradition » - la langue maternelle,
transmise de bouche à oreille, et non une langue cultivée, littéraire ou
savante – de même que la technique moderne diffère radicalement de la technique
artisanale. Cette langue nouvelle, comme la technique elle-même, cesse d’être
un instrument pour devenir un horizon absolu de vérité. Alors que la langue
naturelle est un dire, qui rend manifeste, cad fait paraître, mais
surtout laisse paraître les choses, obéissant au règne de l’être, la
langue technique, qui repose sur la production de « messages » dont
le sens doit être clair et univoque, prédétermine le domaine et le sens de ce
qui peut être accessible. Tout ce qui ne peut être réduit à de
« l’information » est éliminé. Alors que la langue d’usage peut
évoquer, indiquer, suggérer ce qui est ambigu ou absent, ce qui est dissimulé
ou en retrait, la langue technicisée, strictement réglée sur le modèle de la
théorie de l’information, ramène le geste de la parole à la seule communication
d’un message déjà codé suivant une logique binaire, d’un émetteur à un
récepteur. Le modèle de cette langue est la circularité close sur elle-même
d’un logiciel, où les opérations successives sont commandées par la
« rétroaction » (feed-back) des informations qui garantissent
l’auto-régulation d’un système auto-suffisant.
L’homme risque d’aligner sa
relation à la langue, et donc au monde, sur l’exigence d’univocité de la langue
technique. Par là, il succombe à l’impératif informatique qui exige que tout le
produit soit signalisé comme disponible ; et c’est en cela qu’il
risque de perdre sa relation d’ouverture à l’être. Alors le règne de
« l’homme unidimensionnel » serait déjà en route, avec la fin de la
poésie et de l’art, dont la possibilité même repose sur le secret de la
langue, cad sur ce que la langue peut dire et n’a pas encore dit.
Page 2
[1] Norbert Wiener est le
fondateur de la cybernétique. Heidegger montre comment la mutation
technologique fait de langue humaine une langue totalement technicisée, celle
des ordinateurs, au point d’en arriver à l’éclipser. N. Wiener écrit :
« Apprendre est essentiellement une forme de rétroaction, par laquelle
le modèle du comportement est modifié par l’expérience qui précède (…) La
rétroaction est le guidage d’un système par la réintroduction dans le système
lui-même des résultats du travail accompli. »