Qu’est-ce qu’un problème ?

 

Lire : La philosophie au Bac (pp.215 à 221), Patrice Henriot, Belin. (au CDI)

Auteurs cités :

Platon : Ménon, Théétète, Lettre VII

Aristote, Topiques, I

Pascal : Problème de partage

Newton : la gravitation universelle.

Leibniz, Nouveaux essais

Kant, Critique de la raison pure (intro., VI)

Bachelard formation de l’esprit scientifique

Popper (Hatier)

 

• explication synthétique du plan : pb "` question—>sens du pb—> pb = effet de la pensée.

• réflexion dirigée à partir d’exemples de question/pb : recherche de la différence essentielle.

• approfondissement : problème en math., physique et philosophie.

 

Introduction :

 

De l’extérieur, la philosophie apparaît, pour l’opinion courante, comme un ensemble de réponses que l’homme apporte à certaines questions. On dit que ces réponses concernent les grands problèmes :  le sens de l’existence, la mort, la morale, Dieu, l’âme, la liberté, etc. Par conséquent, on admet implicitement que :

• question et problème sont deux mots pour dire la même chose,

• les philosophes, sages ou savants, possèdent des réponses,

• l’activité philosophique ou scientifique consiste à apprendre ces réponses.

Comme ces réponses sont multiples, et même contradictoires, on ne voit pas pourquoi l’une serait plus vraie que l’autre : la philosophie n’étant qu’une collection d’opinions, on en « déduit » qu’elle reste incertaine et on ne voit pas son utilité.

 

Il est vrai que la diversité peut être un argument, mais il reste formel et extérieur tant que rien n’a été examiné. S’en tenir à de telles propos ne peut satisfaire que celui qui est pressé d’en finir. On se délivre du souci de chercher, réfléchir et cela ne fait qu’entretenir le pré-jugé car on a jugé d’avance que l’effort ne valait pas la peine.

En réalité, il en va autrement car un problème n’est pas réductible à une question et la solution d’un problème n’est pas une simple « réponse ». La solution dépend toujours de la façon dont on a construit le problème. Les réponses sont plutôt des éléments à examiner, des thèses qui à leur tour font problème.

Il convient de préciser dans un premier temps la différence à pratiquer entre problème & question, solution & réponse, afin de s’interroger ensuite sur l’enjeu de maintenir un questionnement véritable contre le risque de réduire la connaissance à une acquisition d’automatismes par le moyen d’exercices d’application.

 

A – LE SENS D’UNE PREMIÈRE DISTINCTION

 

1 — Problème et question

a. Recherche d’exemples : distinguer les deux en recherchant des exemples.

Pour les questions : Quelle heure est-il ? Qu’est-ce qu’une planète ?

Pour les problèmes : exemple de géométrie (triangle = 180°) ou d’algèbre. On part d’un énoncé (hypothèses) pour aboutir à la solution. En algèbre, on met en équation des données en intégrant l’inconnue = x. A travers ces exemples, on peut déjà faire ressortir une différence notable.

b. Relevé de la distinction et mise en évidence de l’essentiel

La distinction fait apparaître ce qui fait la spécificité d’un problème. Malgré les apparences (il prend la forme d’une question et la solution celle d’une réponse), le problème se distingue de la forme interrogative.

• Une question est une demande qu’on adresse à quelqu’un en vue d’ap­prendre quelque chose. Toute question suppose une réponse. Où a vécu Socrate ? Quelle heure est-il ? sont des questions parce que le simple examen de l’énoncé ne peut fournir la réponse, qui vient d’un autre champ que celui de la question. Je vais aller chercher dans l’encyclopédie où Socrate a vécu, regarder ma montre l’heure qu’il est. La réponse est toujours saisie ailleurs, à côté et elle efface totalement la question.

• Un problème se distingue d’une simple question en ceci, qu’à la différence de la question, il fournit les éléments et les moyens de la réponse. Il contient déjà la réponse qu’il suffit de savoir déployer. Par exemple, l’on se demande si le monde est, ou non, éternel. Il y a deux aspects à examiner. Un problème doit pouvoir se déployer par sa seule analyse. Il contient donc sa propre "intelligence", sans qu’il soit nécessaire de recourir à des données étrangères. Il en va comme pour le problème de mathématique. Pour le résoudre, il faut mettre en équation les données. Ensuite on le résoud en exprimant chaque inconnue en fonction des autres. Le problème disparaît dans la solution, mais il reste une manière de procéder. Tout ne s’efface pas, la méthode reste. Le pb mathématique nous apparaît comme un objet de pensée idéal pour poser la "` entre problème et question.

c. Conclusion interrogative :

La philosophie a-t-elle la même apparence que les mathématiques ? Un problème mathématique est-il de même nature qu’un questionnement philosophique ? Il faut maintenant examiner si cette apparence peut être retenue comme la forme du problème en philosophie.

 

2 — Le sens du problème avec l’exemple de Platon.

À partir de la question, il s’agit de problématiser les énoncés pour parvenir à des solutions. Cela suppose de savoir reconnaître un problème qui pourra être discuté. Pour cela, il faut pouvoir trier les difficultés et les hiérarchiser.

a. Le premier obstacle est  la précipitation : on “croit savoir”.

Toute difficulté, question ou aporie (du gr. a-poros, ce qui ne passe pas, met dans l’embarras) n’est pas un problème. Aucun problème n’existe en soi. Il n’y a pas de problèmes dans le monde, il n’y a que des obstacles, des difficultés.

Pour voir un problème, il ne suffit pas de le relever, ou l’indiquer, il faut le construire.

Socrate fait remarquer à Ménon que la question qu’il pose d’emblée (70a) est sans doute élaborée, mais ne correspond encore à aucun problème précis. C’est comme si elle était en l’air sans aucun appui. Savoir si la vertu s’enseigne ou non correspond à un thème de réflexion lié à l’enseignement des sophistes (Vè siècle avant J.C.) et Socrate rétorque qu’il ne sait pas ce qu’est « la vertu », et qu’il n’a jamais rencontré personne qui le sache.

L’enjeu pour Socrate est de faire comprendre à Ménon qu’il doit d’abord abandonner tout ce qu’il croit savoir et qu’il a reçu par ailleurs, notamment de Gorgias. Pour les sophistes les questions viennent de l’extérieur, du monde où ils vivent ; ils prétendent répondre à toutes les questions. Mais ils ne savent pas communiquer l’art d’y répondre, car ils ne savent pas faire naître les questions chez leurs disciples. L’intéressant n’est donc pas la réponse, ni même la question, mais de savoir comment la question peut former celui qui questionne.

D’abord, il convient de préciser l’objet de la question. Avant de savoir si oui ou non la vertu s’enseigne, il faut s’interroger sur ce qu’elle est. Qu’est-ce que la vertu ? est une question préliminaire.

Ensuite, Socrate ici fait en sorte de ramener celui qui questionne à ce qu’il peut énoncer par lui-même : « Laissons Gorgias, puisqu’il n’est pas là, mais toi, Ménon, que dis-tu qu’est la vertu ? » (71d)

b. Il n’y a de problème que pour celui qui le produit 

Contre les sophistes & rhéteurs, qui ne cherchent qu’à produire la conviction, Socrate veut examiner les conséquences ultimes d’un propos (Théétète, 155 e). C’est une pensée qui élabore le problème à partir de l’étonnement. Le problème ne se rencontre pas par hasard, on parvient à se l’approprier s’il nous provoque. Quand il s’agit de philosophie (aimer à savoir, traduit Narcy), répondre à un problème revient à exercer sa pensée. La pensée n’élabore pas seulement des problèmes : elle s’élabore elle-même en élaborant un problème.

Ainsi : « intelligence, âme, idée, esprit, entendement, raison, conscience… », tout ce qui concerne les objets de la pensée, c’est là le sens même du problème. Qui trouve des occasions de problèmes ne les fait pas seulement apparaître mais s’exerce lui-même à les résoudre. Un problème est toujours l’œuvre d’une intelligence en acte, qui pense et recherche des énoncés pour y répondre. Il n’y a de problème que par et pour la pensée, mais la pensée qui s’énonce et qui, parce qu’elle propose des énoncés, est en mesure de poser des solutions.

Il n’y a donc pas de problèmes déjà donnés, il faut d’abord les faire surgir, et c’est là ce que signifie le verbe « énoncer » dans le sens de problématiser des données. L’hypothèse est alors ce que l’on risque pour s’orienter et conduire une recherche.

c. La confrontation avec ce qui est dans le monde

Pour Platon, le premier effet de la pensée réside dans le problème où elle s’exerce et c’est pourquoi « les objets de connaissance » ne relèvent pas d’un discours qui pourrait les fixer une fois pour toutes (Lettre VII). Est-ce alors que la pensée ne serait que le problème qu’elle fait surgir pour elle-même ? En réalité, le problème naît d’une confrontation avec les apparences visibles. Il y a déjà une pré-connaissance des choses et elle est mise en doute.

Dans le sensible, la pensée trouve la contradiction, parce que les apparences changent, tandis qu’elle recherche l’être identique, ce qui reste vrai dans le changement, et sur quoi elle pourra se fixer. Le problème naît de la recherche d’une stabilité, d’un invariant dans les choses. Tel est le sens de la devise de l’Académie, gravée sur le fronton : « nul n’entre s’il n’est géomètre ». Ce n’est pas qu’il faudrait déjà connaître une science particulière, s’y connaître en géométrie, mais que pour pénétrer vraiment son enseignement, y entrer avec profit, il faut savoir mesurer la terre qui nous porte (ce qui nous porte, ce n’est pas seulement le sol mais des énoncés fondamentaux). Il s’agit de découvrir les problèmes que recouvrent les évidences, sur lesquelles on a coutume de passer sans s’interroger.

 

3 — Le problème comme effet de la pensée

 

a. L’étonnement, source de la pensée

En plaçant l’étonnement au commencement de la pensée, Platon ne fait pas que rejeter les opinions mais propose une méthode qui permet de progresser en s’exerçant : la dialectique. Lire la Lettre VII : en travaillant les noms, les définitions et les images, l’intelligence s’exerce à reconnaître les relations logiques, les premières divisions entre les choses.

Interrompre le quotidien est s’efforcer de repérer toutes les relations qui sont déjà données dans l’évidence afin de les problématiser. On ne peut à la fois accepter l’évidence et l’interroger. Si l’accepter, c’est ne pas s’interroger sur elle, la refuser n’est pas non plus approprié. Il faut savoir en devancer les formes inaperçues, spontanées, et les accompagner en esprit pour en discerner les limites. Ainsi la division du problème suit les formes qui se présentent à nous. Elle n’est donc pas extérieure à la pensée qui conçoit, qui construit son énoncé, mais constitue plutôt son effet, son effectivité.

Mais le problème n’est pas en lui-même la cause de la pensée. Il n’est pas son principe et il n’est pas sa fin non plus. Selon Bachelard, il est notre guide et notre instructeur (Rationalisme appliqué). Penser n’est pas expliquer et résoudre « des problèmes », c’est problématiser en vue de donner forme aux phénomènes, les informer pour les interpréter. Sans problématisation, aucune théorie n’est possible et aucune observation n’a de portée.

La philosophie apparaît donc, dès le départ, comme un étonnement par­ticulier, provoqué par la mise en problème de la réalité. Là se trouve le principe de ce qu’on peut appeler la justesse d’une attitude face au réel, les bases de la compréhension qui permet une meilleure approche des choses. La science est redevable à la philosophie de cette attitude de l’esprit.

Par conséquent, l’expérience première est insuffisante et doit être critiquée.

 

b. La relativité du sensible

Si l’homme est la mesure de toutes choses, selon Protagoras, il n’y a pas moyen d’accorder les théories entre elles. Chacun aura la sienne ; aucun objet ne sera commun. La science sera remplacée par la rhétorique, cad par le pouvoir de produire la conviction. Contre ce relativisme, il faut reconnaître une objectivité à la pensée, en lui permettant de s’émanciper du sensible et de l’expérience immédiate.

Socrate et Théétète, six osselets d’un côté, quatre de l’autre. Les six dépas­sent les quatre d’une moitié. Mais si on les compare à douze, ils sont moitié moins. Théétète se déclare étonné, lui qui soutient que la science est sensation. Mais philosopher est bien de s’étonner lui déclare Socrate. L’évidence cache des difficultés. Ce qu’on appelle « moitié » ne va pas de soi. Cela suppose la mise en rapport des objets et non une simple signification. Ce qui surprend est qu’une moitié ne soit rien de fixé mais dépend toujours du partage où elle entre. Elle représente un terme qui s’adapte à des opérations différentes, une forme mobile et non une forme fixe. Si les termes nous induisent en erreur, c’est qu’ils peuvent masquer leur opération réelle.

Dans la République (livre 7), Socrate explique que ce qui est important se révèle précisément quand on ne comprend plus ce qu’on croyait savoir. Avec les sens, on voit double. On perçoit le chaud et le froid, le dur et le mou, le grand et le petit, le rare et le dense. Tout ceci n’existe qu’en rapport, mais ce rapport lui-même, ce logos, d’où vient-il ? Il n’est pas là comme une chose, il n’est pas venu tout seul : comment a-t-il été élaboré ?

 

c. L’essor de la pensée

Avec la philosophie, on n’atteint rien de définitif, mais avec la recherche scientifique non plus, car le résultat atteint reste provisoire. Le progrès est une marche indéfinie. Un concept n’est donc pas fait pour être définitif. Par où il a été construit, il est aussi dé-construit. Mais c’est précisément ce qui le rend précieux pour exercer la pensée, car il représente son processus même et non une chose qu’il suffit de désigner à l’extérieur.

Problématiser n’est donc pas seulement interrompre la répétition et l’habi­tude, mais c’est aussi relever et faire apparaître ce qui était enfoui dans nos évidences : le découvrir au sens fort du terme (a-letheia). C’est avoir le sens des principes et s’exercer à mieux connaître ce qui nous est déjà donné d’emblée.

• Penser consiste à exercer le problème qui, en retour, exprime l’essor de la pensée. Le problème est ainsi la forme même de la pensée qui se détache de l’évidence pour accéder au niveau réfléchi qui lui permet de reconstruire son expérience à neuf. En revanche, ce qui ne fait pas problème, ce qu’on laisse aveugle, signale le sommeil de la pensée au milieu des croyances. La pensée commence ainsi, et se poursuit, dans son propre jour, sans attendre rien de l’extérieur. En ce sens Hegel écrit que l’expérience ne nous apprend rien si elle n’est pas reprise & clarifiée par une pensée consciente de soi = le concept.

 

Pour conclure, retenons que question et problème ne désignent pas la même chose, que le philosophe n’est pas celui qui a réponse à tout, comme le sophiste, mais celui qui s’interroge. Penser n’est pas apprendre des pensées successives. Les doctrines ne sont que la matière de notre réflexion. Moins répondre que problématiser, examiner et critiquer les différentes réponses en fait l’enjeu.

Énoncer des problèmes, c’est problématiser la réalité. C’est savoir comment et pourquoi l’on comprend ce que l’on comprend et c’est savoir comment et pourquoi aussi l’on ne comprend pas ce que l’on ne comprend pas. Les « problèmes » sont donc plus importants que les réponses, parce qu’ils commandent le sens et la vérité des questions qui se posent.

D’où la nouvelle définition :

• Une solution est valide quand elle présente les éléments qui peuvent produire la compréhension du problème.

Une solution n’est pas l'effacement du problème ou la transition vers un autre, elle en est la clarification. La philosophie consiste à problématiser le réel ou son savoir, à transformer tous les obstacles en des problèmes qu’elle peut résoudre. Une proposition philosophique se reconnaîtra à ce qu’elle se transforme avec l’énoncé de son problème. Elle devient la question qu’elle problématise, c’est-à-dire à la fois objet de pensée et sujet qui pense.

Une proposition philosophique se différencie à la fois de l’opinion et de la science. Ni croyance ni calcul, elle n’est pas non plus un “milieu” entre les deux : elle se reconnaît à ceci qu’elle ne devient elle-même que dans l’énoncé de son problème, et aussi à ceci qu’elle transforme son propre sujet. Elle devient la question qu’elle problématise, c’est-à-dire à la fois l’objet de la pensée et le sujet qui la pense. C’est pourquoi elle représente moins la fixation du savoir, la science ou la théorie achevée dans un Traité, que l’actualité du savoir, cad la pensée en exercice.

 

Penser devient son propre exercice, tel est le sens de l’expression de Hegel : la pensée se pense. Elle est objet conscient. Cela ne veut pas dire qu’elle est un objet mais qu’elle peut se rendre objective, présente, en formulant le problème avec sa résolution. On voit par là que la pensée n’a pas d’existence en dehors des énoncés où elle s’exprime, en dehors des problèmes dont elle est l’exercice.

On voit par là que la pensée n’a pas d’existence en dehors des énoncés qu’elle forme, en dehors des problèmes dont elle est l’exercice. Par suite, il est clair qu’il ne peut y avoir de “pensée” en dehors des œuvres. Toute œuvre de pensée est et demeure un questionnement qui engendre à son tour le questionnement. La pensée est une activité de pensée qui vise à produire la pensée.

 

B – APPROFONDISSEMENT : EXEMPLES DE PROBLÈMES 

Un problème représente l’activité de la pensée, mais la pensée connaît une grande variété de problèmes et l’on peut distinguer :

 

1. Le problème en mathématique : Pascal

 

Comment s’acquitter du partage des mises quand les joueurs ne terminent pas leur jeu ? (cf. Nathan, Épistémologie des mathématiques, pp. 21-33)

Le problème est mal posé quand on veut partager en fonction des gains déjà obtenus, comme si la partie devait évoluer selon le même passé. Il faut à la fois tenir compte du gain obtenu et des chances concernant le futur.

Cardan, en 1539, a posé le problème en déclarant : « si la division une fois faite, le jeu recommençait à nouveau, les parties en présence devraient miser la même somme que celle qu’elles ont reçue à condition de s’arrêter de jouer. »

On ne décrit plus une situation passée. Il faut reprendre le problème comme si les joueurs allait reprendre le jeu afin d’accompagner exactement les chances qu’ils auront. On voit ainsi que le mathématique ne considère pas un passé donné (déjà accompli) mais une actualité (un présent qui se fait).

Comment Pascal va-t-il résoudre ce problème de partage entre les joueurs ?

Il y a une géométrie du hasard. Le jeu de hasard n’est pas dénué de règles. Il ne laisse pas les choses dans l’indéterminé : il y a toujours un parti.

 

Texte de Pascal (OC Seuil, p. 57)

USAGE DU TRIANGLE ARITHMÉTIQUE

POUR DÉTERMINER LES PARTIS QU’ON DOIT FAIRE ENTRE DEUX JOUEURS

QUI JOUENT EN PLUSIEURS PARTIES.

 

 « Pour entendre les règles des partis, la première chose qu’il faut considérer est que l’argent que les joueurs ont mis au jeu ne leur appartient plus, car ils en ont quitté la propriété ; mais ils ont reçu en revanche le droit d’attendre ce que le hasard leur en peut donner.

Mais comme c’est une loi volontaire, ils peuvent la rompre ; et ainsi en quelque terme que le jeu se trouve il peuvent le quitter et, au contraire de ce qu’ils ont fait en y entrant, renoncer à l’attente du hasard. En ce cas, le règlement de ce qui doit leur appartenir doit être proportionné à ce qu’ils avaient droit d’espérer du hasard, que chacun d’eux trouve entièrement égal de prendre ce qu’on lui assigne ou de continuer l’aventure du jeu : et cette juste distribution s’appelle le parti..

Le premier principe qui fait connaître de quelle sorte on doit faire les partis est celui-ci. Si un des joueurs se trouve en telle condition que, quoi qu’il arrive, une certaine somme lui doit appartenir en cas de perte et de gain, sans que le hasard la lui puisse ôter, il n’en doit faire aucun parti, mais la prendre entière comme assurée parce que le parti devant être proportionné au hasard, puisqu’il n’y a nul hasard de perdre, il doit tout retirer sans parti.

Le second est celui-ci : si deux joueurs se trouvent en telle condition que, si l’un gagne, il lui appartiendra une certaine somme, et s’il perd, elle appartiendra à l’autre ; si le jeu est de pur hasard et qu’il y ait autant de hasard pour l’un que pour l’autre et par conséquent non plus de raison de gagner pour l’un que pour l’autre, s’ils veulent se séparer sans jouer, et prendre ce qui leur appartient légitimement, le parti est qu’ils séparent la somme qui est au hasard par la moitié, et que chacun prenne la sienne. »

 

1° Il n’y a aucune vérification possible de l’équité du partage ; comme le jeu a été arrêté on ne peut savoir quel joueur l’aurait emporté. La règle est en ce cas le partage en parts égales, cad selon les chances réelles de perdre/gagner.

 

2° Pascal découvre la bonne manière de partager une somme qui a été engagée au hasard, mais il tient compte d’exigences qui ne sont pas d’ordre mathématique : exigence d’équité, façon de comprendre la propriété, façon de faire peser l’avenir dans l’estimation d’une valeur. (Par exemple, on pourrait intégrer d’autres variables, une taxe, pour le roi, l’église, l’entretien de la salle de jeu, l’État…)

 

2. Le problème en physique : Newton

Newton disait ne pas faire d’hypothèse et déduire une loi générale à partir du calcul des phénomènes. Il ne se demandait pas pourquoi la pomme tombe mais pourquoi la lune tourne comme si elle était retenue par une corde. Quelle différence y a-t-il entre les deux accélérations, entre celle créée à la surface du globe (à la distance = r de son centre) et celle qui est créée à la distance = R qui sépare la lune de la terre. Newton connaissait la vitesse du mouvement de la lune et sa distance à la terre : il pouvait donc chiffrer l’accélération (0,27 cm/s2) et voir que le rapport est de 3600 fois. Or, la distance étant de 60 rayons terrestres, on voit la proportion. Newton découvre que l’accélération (la force attractive) varie en raison inverse du carré de la distance (602). L’attraction étant proportionnelle au produit des masses, terre et lune, on a la formule de la loi de la gravitation universelle :

 

F = g Mm/r2.

 

 (g  est le coefficient de proportionnalité, la force attractive engendrée par deux masses de 1 g et distantes de 1 cm. On l’a appelé constante de gravitation après avoir   observé que cette valeur reste identique pour tous les cas observés).

 

Sachant que le poids d’un corps est mg, l’accélération de la pesanteur est donc : g = g M/r2. C’est ainsi que l’on peut calculer quelle doit être l’altitude d’un satellite “fixe”, géostationnaire (40.000 km).

Peut-on tout calculer à partir de cette loi simple ? En balistique, on va noter certains écarts induits par la force de Coriolis (1835). Nous avons affaire à des systèmes en rotation. Sur l’axe de rotation, il n’y aura pas d’effet (pôles) mais à l’équateur (perpendiculaire à l’axe) il sera maximal. La trajectoire du projectile va donc varier et il n’y aura pas de chute verticale (celle-ci représentant l’exception : aux pôles). Pour une chute de 80 m, il y aura quelques centimètres. Sur 500 m une balle déviera de 3 à 4 cm (dans le plan horizontal). L’expérience du pendule Foucault montre aussi que la terre se dérobe sous lui en tournant, cela pour un observateur stellaire car, pour un observateur terrestre, l’effet sera expliqué par la force de Coriolis. Pendant la guerre de 14, la “grosse Bertha” se trouvait à 110 km  de Paris et l’écart était alors de 1600 m. En géologie, cette force explique aussi la déviation du lit des fleuves, ou bien l’usure des rails qui est plus importante d’un côté. En climatologie, elle explique les cyclones. Cette force est faible mais agit de façon continue.

 

3. Le problème en philosophie : Leibniz, Kant et Bachelard

• Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement (Livre IV, De la connaissance, chap. VII)

 

Qu’est-ce que Leibniz entend par  caractéristique universelle ?

Leibniz vient d’expliquer que les axiomes primitifs, indémontrables, sont ce qu’il appelle des « identiques » et que ce qu’on pense être une vérité comme un + un = deux, n’est en réalité que la définition de deux. Afin de ne pas devoir toujours revenir aux identiques « on les marque généralement ». Il vaut mieux de résoudre un problème général que refaire chaque fois le calcul « en nombres particuliers ». Pour mieux saisir l’enjeu d’une mise en équation, il prend l’exemple suivant : « trouver deux nombres dont la somme fasse un nombre donné, et dont la différence fasse aussi un nombre donné. »

soit a + b = 10 et a - b = 6, rechercher les valeurs de a et b.

Il est facile de voir que : a + b + a - b = 16 donne 2a = 16 et donc a = 8

De même a + b - a + b =  4 donne 2b = 4 et donc b = 2

Leibniz, après avoir remplacé les chiffres par des lettres et obtenu la formule générale :

a = 1/2 (x + y) et b = 1/2 (x - y), déclare cette opération d’algèbre inutile :

« J’aurais pu me passer des lettres, si j’avais traité les nombres comme lettres, cad au lieu de mettre 2a = 16 et 2b = 4, j’avais écrit 2a = 10+6 et 2b = 10-6, ce qui m’aurait donné a = 1/2 (10+6) et b = 1/2 (10-6). Ainsi, dans le calcul particulier même, j’aurais eu le calcul général, prenant ces notes 10 et 6 pour des nombres généraux, comme si c’était des lettres x et y ; afin d’avoir une vérité ou méthode plus générale et prenant ces mêmes caractères 10 et 6 encore pour les nombres qu’ils signifient ordinairement, j’aurai un exemple sensible, et qui peut servir même d’épreuve. Et comme Viète a substitué les lettres aux nombres pour avoir plus de généralité, j’ai voulu réintroduire les caractères des nombres, puisqu’ils sont plus propres que les lettres, dans la spécieuse même (l’algèbre). »

On a ainsi : a = 1/2 (10 + 6) et b = 1/2 (10 - 6) comme calcul général. On pourrait objecter à Leibniz que si l’on efface le passage par les lettres, il ne sera plus possible de distinguer entre les deux. L’important est de remarquer que la formule n’est obtenue que si l’on ne poursuit pas le compte jusqu’au résultat final. Autrement dit, dans tout calcul particulier la formule générale existe déjà, elle est impliquée, invisible car incorporée. Avant de noter le calcul par des lettres, il a fallu extraire la règle à partir des exemples.

Pour évaluer un principe de calcul, il ne suffit pas d’appliquer des formules ou de vérifier si elles sont bien appliquées, comme des recettes, mais il faut savoir vérifier si l’auto-limitation dans le calcul même manifeste ou non la formule générale, car l’universel est déjà présent dans le particulier. Ainsi « la bonne Caractéristique », ou bien calculer, c’est pouvoir lire les lettres dans les chiffres, c’est pouvoir suivre le général. Pour cela, il faut suspendre l’opération avant le résultat. Tel est l’enjeu de la Caractéristique universelle. Non de faire correspondre à chaque être une marque particulière mais de savoir s’arrêter à l’expression de l’universel qui, lui, est avant tous les résultats qu’il rend possibles. Leibniz prend ensuite l’exemple de l’axiome d’Euclide qui s’énonce : Le tout est plus grand que sa partie et conclut :

« Ainsi il ne faut point opposer ici l’axiome et l’exemple comme de différentes vérités à cet égard, mais considérer l’axiome comme incorporé dans l’exemple et rendant l’exemple véritable. »

Tel est le problème des éléments premiers. Ils ne sont pas à comprendre comme des « atomes » (quelque chose de formel, matériel, réel ou idéal) mais plutôt comme des arrêts dynamiques, des activités de suspension à l’intérieur même du calcul que l’on fait. L’élément simple n’est pas autre chose que la simplicité de l’esprit qui comprend le processus par lequel il construit les choses. La solution du problème en ce cas n’est pas « le résultat » mais bien la compréhension de l’arrêt qu’il faut savoir pratiquer. Cette suspension du calcul dans le calcul est notable car elle permet de mieux comprendre la différence qui existe entre une machine universelle, comme l’ordinateur qui fonctionne par algorithme (ou “procédures effectives”, qui doivent aboutir) et un esprit qui, lui, peut suspendre les opérations et les interpréter. Dans un cas, les procédures sont en acte, car les opérations sont programmées pour conduire au résultat. Dans l’autre, l’imagination de l’esprit est productrice de nouveaux types de calcul car elle peut les contenir en puissance. Savoir se limiter au possible c’est calculer dans l’idée, non dans les résultats obtenus mais dans les résultats suspendus. Seul l’esprit vivant (et non l’intelligence artificielle) semble capable de se mouvoir en cette effectivité de la puissance, cette energeia disait Aristote (que l’on traduit très approximativement par « acte »).

 

• Kant : le problème de l’expérience, Critique de la raison pure, introduction.

Kant fait dépendre toute la recherche en philosophie d’un seul problème logique :

« On gagne beaucoup à pouvoir faire rentrer une foule de recherches sous la formule d’un problème unique ; car non seulement on se facilite par là son propre travail, en le déterminant avec précision, mais on rend encore plus aisé à tous ceux qui veulent l’examiner, de juger si nous avons ou non suffisamment rempli notre dessein. Or, le vrai problème de la raison pure tient dans cette question : “Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ?” »

Non pas à la condition unique du « je pense » mais à la condition d’une expérience qui doit toujours être possible, l’esprit ne fait pas que demeurer en soi (dans l’identité formelle de son système). L’entendement ne se ramènepas au seul principe de l’analyse (dans l’élément de l’identique),  il a la puissance de synthétiser en soi, de produire a priori par conséquent, de nouveaux éléments, et c’est précisément cette puissance que Kant  interroge..

 « Je puis à l’avance connaître le concept de corps analytiquement par les caractères d’étendue, d’impénétrabilité, de figure, etc., qui tous sont pensés dans ce concept. Mais si maintenant j’étends ma connaissance et que je reporte mes yeux sur l’expérience d’où j’ai tiré ce concept de corps, je trouve aussi la pesanteur toujours liée aux caractères précédents. L’expérience est donc cet X qui est en dehors du concept A et sur lequel se fonde la possibilité de la synthèse du prédicat B de la pesanteur avec le concept A.

Mais dans les jugements synthétiques a priori, je suis entièrement privé de ce moyen. Si je dois sortir du concept A pour en connaître un autre, B, comme lié avec lui, sur quoi pourrai-je m’appuyer et qu’est-ce qui rendra la synthèse possible, alors qu’ici je n’ai pas l’avantage de m’orienter dans le champ de l’expérience ? Soit la proposition : tout ce qui arrive a sa cause. Dans le concept de quelque chose qui arrive, je conçois, il est vrai une existence que précède un temps, etc., et de là se laisse tirer des jugements analytiques. Mais ce concept d’une cause [est tout à fait en dehors de ce concept là et] montre quelque chose de distinct de ce qui arrive ; il n’est [donc] nullement contenu dans cette dernière représentation. Comment parvenir alors à dire, de ce qui arrive en général, quelque chose qui en est entièrement distinct et à connaître le concept de cause, quoique non contenu dans celui de ce qui arrive, comme lui appartenant, cependant, [et même nécessairement] ? Quel est ici l’[inconnu] X, sur quoi s’appuie l’entendement, quand il croit trouver, hors du concept de A, un prédicat B qui lui est étranger, mais qui est toutefois lié à ce concept ? Ce ne peut pas être l’expérience, puisque c’est non seulement avec plus de généralité que l’expérience n’en peut fournir, mais aussi avec l’expression de la nécessité, par suite entièrement a priori et par simples concepts, que le principe en question ajoute cette seconde représentation à la première. »  CRP, p. 39

 

Par l’analyse des concepts en eux-mêmes, je n’apprends rien que je ne sache déjà. L’analyse ne me permet que d’élucider ma connaissance. Si je veux l’agrandir, je dois me retourner vers les objets d’expérience possible. Par suite, je suis bien obligé de sortir de mon concept de l’objet (1er § : le retour à l’expérience => jugement synthétique a posteriori.)

Mais (la rupture est totale au départ du 2° §), comment puis-je synthétiser des objets que je n’ai pas d’abord expérimentés ? Comment puis-je synthéser a priori, sans le savoir déjà pour l’avoir appris ou observé une fois ? Comment puis-je inventer de nouveaux objets ?

En effet, dans le jugement synthétique sur les choses que je vois effectivement, il n’y a pas difficulté : la synthèse est déjà donnée dans l’expérience. Je juge a posteriori qu’il en est bien ainsi —> mouvement de l’induction. Tous les corps sont pesants, tous les cygnes sont noirs.

Mais dans le jugement synthétique hors de toute expérience effective, et donc a priori, sur quoi s’appuie donc l’entendement pour faire son opération de synthèse ? Ce n’est plus, cette fois, dans le milieu = x de l’expérience, mais tout-à-fait hors d’elle. Où ? se demande Kant. En suivant quel chemin ? Selon quel moyen, quelle méthode, quelle procédure ?

 

 Plan du commentaire (2 questions sont imbriquées) :

 

I. Quel est le milieu que l’on franchit avec le jgmt synthétique a priori ?

 « Sur quoi pourrai-je m’appuyer ? Qu’est-ce qui rendra la synthèse possible ? »

 

II. Analyse de l’exemple pris par Kant : la causalité. Quel est ici l’inconnu = x ?

Il y a :  « l’existence (dans le temps) …» et il y a « quelque chose de distinct…»

 

 I. Le  milieu que l’on  franchit avec le jugement synthétique a priori est idéal

 « Sur quoi pourrai-je m’appuyer ? Qu’est-ce qui rendra la synthèse possible ? »

Puisque c’est à partir de l’examen de la pensée en elle-même, dans la raison pure, que je peux connaître ce qui appartient d’une part aux données a priori de l’esprit et d’autre part au phénomène lui-même, à « l’expérience », il est clair qu’il s’agit d’une faculté différente, c’est-à-dire d’un pouvoir qui dépasse les analyses de l’un comme les synthèses de l’autre. Je fais un ajout en traversant un milieu inconnu = x. Quel est-il ? Si on ne le sait pas on peut du moins comprendre ce qu’il fait. A travers ce milieu la proposition se transfigure. Elle change de modalité : elle passe de la contingence à la nécessité tandis que moi je passe de l’incertain au certain. Il y a un saut qui ne s’explique pas facilement mais où du moins l’on peut remarquer que la proposition et le moi reflètent le même changement. Avec un tel jugement (apodictique), je passe de l’ordre d’une vérité qui est particulière & contingente à l’ordre d’une vérité qui est universelle & nécessaire.

Je ne dois pas mêler les deux sources de la vérité : sensibilité & entendement, si je veux comprendre, dans l’expérience même, les termes qui relèvent des choses et les termes qui relèvent de ma compréhension du phénomène. Il me faut pouvoir articuler deux facultés différentes dans leur mode et leur fonction : l’intuition et le concept. L’intuition apporte « la matière » et le concept apporte « la forme », mais je dois encore disposer a priori de la possibilité d’anticiper. Ce qui revient à articuler dynamiquement ces deux pouvoirs : celui d’être affecté par les choses (par réception sensible) et celui de les représenter (par concepts). Ces deux représentations sont hétérogènes (l’intuition est un immédiat, le concept est une médiation) et ne peuvent donc être articulées que dans une autre faculté qui va relier les deux en un seul système cohérent : « l’imagination transcendantale », faculté qui seule peut poser un x provisoire, un x qui ne joue que pour s’effacer dans le passage qu’il ouvre. En cette faculté d’imaginer, il y a nécessairement une expérience possible, un quelque chose à expérimenter. Kant précise que l’expérience contient deux éléments distincts : ce qui arrive au présent (une apparence = quelque chose de sensible) et quelque chose de distinct (la cause qui précède cette apparence).

 

II. Analyse de l’exemple pris par Kant : la causalité. Quel est ici l’inconnu = x ?

L’analyse a priori (par concepts : « je conçois » "` je vois) me donne une existence que précède un temps.  Analytiquement, donc, il m’est donné deux éléments : non pas l’existence 1 et l’existence 2, puisque l’une précède l’autre et qu’elles appartiennent toutes deux à une même totalité de temps. Mais puisque de l’une je veux tirer l’autre, les lier par un lien non pas temporel mais logique (de cause à effet), il y a d’une part l’élément de ce qui arrive et d’autre part l’élément de ce qui est la raison pour quoi il arrive. Le premier est contingent et le second est nécessaire. Le feu qui explique la fumée peut bien y être associée ou contenu, il n’en devient pas pour autant « le concept de la cause ». Ce concept n’est pas présent dans ce qui arrive. C’est nous qui l’ajoutons pour expliquer ce qui arrive. Le froid peut bien être sur notre terre cause que l’eau se glace, mais sur une autre planète, à faible gravité, elle pourrait bien bouillir à zéro degré, et même passer de la glace à la vapeur sans jamais passer le stade liquide, parce que d’abord la formation de l’eau dépend d’un double facteur objectif (la température et la pression) et ensuite que notre terre n’est pas le centre de l’univers. Le concept de cause régit un tout autre ordre de choses & faits que l’ordre des phénomènes. Il ouvre pour nous l’ordre des faits de la pensée.

Il y a une existence en effet, donnée actuellement, et il y a un temps qui précède cette existence. Autrement dit, l’expérience est déjà la synthèse des deux : une existence et un temps. Elle relie l’être présent comme tel (l’événement) et le temps qui précède le phénomène, selon la règle de la succession, la causalité (2ème analogie de l’expérience). Si l’événement donne bien la pureté de ce qui arrive, le phénomène donne déjà la synthèse parce qu’il ajoute à l’événement la détermination qui l’explique et le rend du même coup apparent pour nous.

Avec l’événement, une apparence est donnée comme présente, je n’ai que la réception intuitive de quelque chose qui arrive.

Avec le phénomène, l’apparence est représentée temporellement et j’ai en outre une conception qui relie les deux formes. « Sur quoi s’appuie l’entendement ? » Il s’appuie sur « le temps ». Mais qu’est-ce que le temps ?

Ce n’est pas sur le seul événement sensible mais en même temps sur une relation interne qui appartient aux événements en tant qu’ils sont représentéss. Or c’est en nous qu’ils le sont. Ils sont temporalisés par le sens interne. L’union dans les objets est en même temps l’union dans le sujet (1ère analogie de l’expérience : la substance). La causalité dépend 1° du phénomène représenté objectivement  et 2° réunifié subjectivement. Comment est-ce possible ?

Je fais correspondre deux temps dans le même temps subjectif : le phénomène est la transposition des événements dans l’ordre du temps et de l’espace tels que je les intuitionne. Il est clair que je dois déjà disposer a priori de cet ordre dans l’intuition correspondante pour pouvoir me présenter les choses. L’intuition n’est donc pas seulement réceptrice (empirique ou sensible) mais aussi donatrice de formes et condition de cette donation d’un espace et d’un temps. Mais il faut l’imagination comme faculté de synthétiser les deux types de représentations : matière intuitive et forme conceptuelle en un seul système pour coïncider avec l’expérience. Les jugements synthétiques a priori s’expliquent par la présence d’une 3ème faculté qui est toujours en exercice dans l’expérience même et qui ne relève que du sujet. Par l’imagination je peux revoir le passé, anticiper ou prévoir ce qui arrive et ainsi mieux voir ce qui est présent. Passé, présent et avenir sont les modes qui me permettent de représenter et saisir les phénomènes selon un ordre temporel et logique : avant, pendant et après sont ainsi nécessaires à toute expérience, empirique (objet perçu) ou transcendantale (objet pensé).

 

• Le problème et “l’obstacle épistémologique”

Bachelard : La formation de l’esprit scientifique (Introduction)

Après Kant, on voit mieux le problème de la formation de la raison guidée par l’expérience possible, cad son idéalité. Mais peut-on envisager que la subjectivité humaine et les formes de l’intuition (espace & temps) doivent toujours rester les mêmes ? Le rapport à l’intuition fait problème si la subjectivité évolue et passe par différents stades pour affermir sa connaissance. Bachelard examine les obstacles qu’elle rencontre dans son évolution, sa formation, et pour cela il insiste sur « le sens du problème », cad la disposition à problématiser. Pour lui, le 1er obstacle à l’esprit scientifique est celui de l’opinion :

 « L’opinion a, en droit, toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. (…) Rien n’est donné. Tout est construit.

Une connaissance acquise par un effort scientifique peut elle-même décliner. La question abstraite et franche s’use : la réponse concrète reste. Dès lors, l’activité spirituelle s’invertit et se bloque. Un obstacle épistémologique s’incruste sur la connaissance non questionnée. Des habitudes intellectuelles qui furent utiles et saines peuvent, à la longue, entraver la recherche. »

Le texte ne s’interroge pas sur l’opinion ou sur la connaissance mais sur la formation scientifique : en quoi l’opinion ou la connaissance acquise peuvent-elles constituer des obstacles à cette formation de l’esprit ?

• L’opinion traduit des besoins en connaissances. Elle utilise les objets pour son propre compte et ne considère que leur utilité. Non pour connaître mais seulement pour exprimer des besoins. Se faire une opinion est présenté comme étant le contraire de chercher à connaître.

• La connaissance acquise décline quand elle ne garde plus que les réponses concrètes au détriment des problèmes. Elle devient un manuel de recettes et ne participe plus à l’essor de la vie scientifique : la recherche. Elle sombre dans l’habitude et devient une simple croyance.

On en conclut que la formation ne peut exister qu’à l’intérieur d’un questionnement qui va permettre la formulation d’un problème. Rien n’est donné au départ, selon Bachelard, que la faculté d’interroger les opinions et les connaissances. Il pose que le sens du problème est le principe même de toute formation scientifique. Son destin est alors de se poursuivre à l’infini, à travers la correction continuée de ses approches.

—> Mais peut-on soutenir que « rien n’est donné » ?

Amorce de la discussion de la thèse de Bachelard : rien n’est donné = l’esprit scientifique doit se former contre la nature, en nous et hors de nous.

N’y a-t-il pas au moins ceci de donné qui est la possibilité de nous interroger ?

Bachelard admet l’usure des questions, par suite les problèmes aussi s’effacent au profit des solutions. Comment l’esprit parvient-il à retrouver le sens des problèmes qui se sont effacés ? Et peut-on retrouver tous les problèmes que l’homme a pu se poser ?

On voit que c’est peut-être moins la problématisation qui importe que l’entretien d’un réel questionnement. Avec les problèmes, je risque de limiter la formation de l’esprit aux exercices d’application, qui ont le désavantage de toujours réussir, comme les recettes. Si par exemple on entraîne l’esprit aux seules fonctions linéaires, qui représentent en physique l’exception, on risque de l’égarer car il ne verra pas comment interpréter les autres fonctions, non-linéaires. Par exemple, on ne verra pas comment un système peut évoluer dynamiquement. Avec l’exercice, entendu comme la simple application d’une règle déjà donnée et formulée, je n’apprends rien de plus qu’un automatisme, une « habitude intellectuelle ». Je n’apprends pas encore à différencier la règle de son utilisation immédiate et je n’en connais pas le principe. C’est seulement en préservant l’ordre des questions, par delà les problèmes, que Bachelard lui-même parvient à justifier sa thèse. Mais s’il faut apprendre à distinguer, dans les questions, celles qui ont une portée plus décisive, la simple formulation du problème ne suffira pas : une préparation critique restera toujours nécessaire.

—> Explication du texte de Bachelard, Formation de l’esprit scientifique : Hatier, p. 186.

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

—> Choix de sujets pour la dissertation :

• L’expérience immédiate est-elle source de vérité ?

• Qu’est-ce qu’une vérité scientifique ?

• Si l’erreur est humaine, comment la science est-elle possible ?

• La diversité des opinions rend-elle vaine la recherche de la vérité ?

• La science rend-elle la philosophie inutile ?