Le problème de la liberté

 

 

« Et par le pouvoir d’un mot

Je recommence ma vie

Je suis né pour te connaître

Pour te nommer

 

Liberté, Paul Éluard, Poésie et  Vérité, 1942

 

« J’écris ton nom » répète Éluard à chaque strophe, traçant ainsi l’anaphore de la liberté, son insistance en chaque ligne, chaque phrase, chaque nom. « Liberté » est le nom : ce qui traverse l’univers entier, le Poème, du titre au dernier point, qui se détache sur le blanc. Car, pour chaque chose & chaque rien, la liberté se trace : elle seule libère ce qui arrive. Et comme elle porte en présence elle supporte aussi l’absence, faisant du nom qui passe ce qui surpasse la vie comme la mort.

La liberté est la trace de son nom « Sur l’absence sans désirs Sur la solitude nue Sur les marches de la mort ». Éluard en décrit la boucle aérienne, vide, qui se libère de l’inerte et s’affranchit de toutes les emprises symboliques. Le poète privilégie le mot, car c’est le mot qui permet de réaliser la pensée. Mais se jouant des formes littéraires, peut-il éviter le risque de les vider de tout contenu ? A cela aussi le poète répond : « La liberté pourquoi faire Pour nous tenir dans le vide. » (Pensez, 1944)

Commentpenser la liberté pour qu’elle prenne le sens d’une affirmation (positif) plutôt qu’un néant (négatif) ?

La liberté ouvre en philosophie le champ de la pratique et de sa finalité, « l’action ». Elle est opposée au champ théorique : « la connaissance ». On pose les deux domaines, théorie & pratique, un monde objectif (naturel, expérimentable) et un monde subjectif (moti­vations & contraintes) qui dépasse la connaissance des objets.

Or un objet n’existe qu’à travers le détour de la proposition qui l’annonce et en décrit l’essence. Le nom n’est pas ce qui désigne une chose qui existerait par ailleurs, mais ce qui entre dans une proposition qui en délivre le sens. C’est ainsi par le détour des significations  que le monde existe pour nous. Il n’est pas un immédiat qu’il suffirait de voir & constater. Le regard lui-même est un horizon qui se forme depuis un être qui n’est pas chose mais déjà une perspective sur les choses.

La notion de sujet (qui ne revient pas à celle de substance) supporte toute la réalité objective et subjective du Monde. La théorie anticipe la pratique, l’enveloppe, mais elle est aussi une activité façonnée par l’action en tant qu’elle est historique.

La question de la liberté ne se pose qu’à un être qui peut être formé et transformé dans le monde où il vit. Elle côtoie la notion d’un sujet qui dépasse l’immédiat sensible, la spontanéité naturelle. Elle ne fait problème, devient problématique, qu’à partir du moment où l’on a posé le sujet comme fond, c’est-à-dire depuis Descartes.

Comment la liberté a-t-elle été posée dans la modernité ?

On a deux mondes distincts : le monde objectif (l’étendue) et le monde subjectif (la pensée). Dans le détour du nom, c’est aussi bien la pensée (la liberté) que la nature (la nécessité) qui trouvent leur énoncé. C’est ainsi sur le fil de la proposition et du jugement que s’ouvre le rapport chose/conscience, objet/sujet, néces-sité/liberté.

Le monde objectif est un versant. Il est défini par des lois mécaniques (étendue, force, mouvement). Il est compris comme une chose, selon le mécanisme cause et effet, l’enchaînement logique (déterminisme). Le monde subjectif est l’autre versant où le sujet se réserve le fond, vie et conscience, droit, esprit et liberté.

Il n’y a alors que deux possibilités pour poser le sujet :

• d’une part, on pose un homme naturel qui fonctionne de la même manière que le monde objectif, celui des choses et, alors, la question de la liberté ne se pose même pas, car tout est déterminé ;

• d’autre part, on suppose que l’homme est totalement différent de ce monde objectif, mécanique, et l’on affirme sa liberté comme étant la différence absolue par rapport au monde des objets. Mais il est à craindre que cette liberté ne puisse jamais être connue puisque la connaissance est limitée au domaine physico-mathématique de l’étendue, à quoi l’on ramène les phénomènes naturels.

La tâche de la philosophie est de penser la liberté en l’opposant au monde objectif, à la nature. Cette opposition est envisagée de deux manières selon que l’on insiste sur l’un ou l’autre de ces deux versants de l’être (ou aspects de l’existence) :

• Première impasse : on met tout le poids de l’opposition du côté de la liberté. La liberté est plus importante que la connaissance, la volonté plus décisive que l’entendement. On fait de la liberté un fait non connaissable, irrationnel, dont on ne peut même pas parler.

• Deuxième impasse, symétrique : on met l’accent sur le savoir objectif et la liberté doit également être comprise comme objet. On risque alors de la réduire et même de l’effacer.

 

I

LA LIBERTÉ CONTRE LA RAISON

 

Telle est la position de la liberté dans la philosophie cartésienne. On découvre une proposition de fond : « Je suis, j’existe ». Il y aura donc deux façons de poser l’existence du sujet : par son attribut essentiel  ou ce qui lui est le plus propre.

• D’un côté, la qualité du sujet est la pensée. Le sujet se place alors du côté de la connaissance.

• De l’autre, le propre du sujet n’est pas la pensée mais la liberté (cf. Principes de la philosophie )

Descartes pose que la liberté est l’évidence du sujet puisque c’est ce que « nous apercevons intérieurement et que nous savons par expérience être en nous. »  Dans les Principes, le sujet est défini comme l’être qui fait à chaque instant de sa vie l’expérience de sa liberté. Mais ces deux définitions du sujet sont contradictoires. Comment Descartes parvient-il à unifier ces deux caractères dans le même sujet ? Dans une lettre au Révérend Père Mesland, du 9 février 1645, il pose qu’il y a trois degrés de liberté : 1° la liberté d’indifférence, 2° la liberté positive  et 3° la liberté absolue.

1. La liberté d’indifférence est le fait de choisir un objet sans la moindre raison déterminante. On use constamment de cette liberté sinon on se trouve comme l’âne de Buridan qui ne pouvait choisir entre le foin et l’eau et se condamnait à mourir. C’est là le degré le plus bas de la liberté, puisque la volonté n’est pas guidée par des motivations. « Cet état dans lequel la volonté se trouve lorsqu’elle n’est point portée, par la connaissance du vrai et du faux, à suivre un parti plutôt qu’un autre. » La connaissance du vrai & faux (le jugement) partage les mondes objectif & subjectif comme deux versants _.

2. La liberté positive est la liberté où l’on découvre une détermination qui pousse à choisir une chose plutôt qu’une autre : « La volonté est poussée par des raisons évidentes d’un côté ou de l’autre. » À ce niveau on peut articuler la pensée à la libertécar il y a un choix.

3. La liberté absolue (ou libre arbitre) considère que l’homme peut s’opposer aux raisons déterminantes tout en les connaissant, c’est dire qu’il peut faire un acte de liberté absolue en allant contre toutes les raisons déterminantes pour faire un choix irrationnel.

« Il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d’admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c’est un bien d’affirmer par là notre liberté. » (Ovide).

Cela revient à suivre le pire tout en voyant le meilleur, et faire le mal en connaissance de cause. La différence entre liberté d’indif­férence et liberté absolue est que l’une est en dessous de la connaissance, tandis que l’autre suppose que l’on a traversé la connais­sance et choisi contre elle. L’homme peut choisir contre toute raison.

Après avoir exposé ces trois degrés, Descartes recule devant la puissance excessive de la liberté et conclut sa lettre : « Je suis porté d’autant plus librement vers quelque chose que je suis poussé par plus de raisons. »

Il affirme par là que la vraie liberté est celle qui s’accorde aux rai­sons. Il met donc entre parenthèses la liberté absolue. La liberté doit être retenue, contenue, car elle pourrait aller contre la raison. C’est pour lui le seul moyen de sauver l’accord entre pensée et liberté. Mais, en ignorant la liberté absolue, le problème de la liberté n’est pas résolu, ni celui de la raison. Comment la raison pourrait-elle être outrepassée par l’homme si la raison est ce qui le caractérise en propre ?

 

II

LIBERTÉ & DÉTERMINATION

1. La critique de Descartes par Leibniz (1646-1716)

Leibniz est le premier à formuler le principe de raison comme le principe suprême rien n’est sans raison. La raison doit être suffisante. Sommet du rationalisme : la raison détermine la nature et l’homme. Le déterminisme est total. Si la liberté est déterminée par la seule raison, la liberté absolue n’existe pas. On ne peut choisir sans raison. Leibniz critique liberté d’indifférence et liberté absolue comme des illusions.

a. Critique de la liberté absolue

Leibniz est scandalisé. La liberté absolue lui apparaît comme une sorte de monstre moral qui rabaisse l’homme en dessous de l’animal. Cette liberté absolue est la déchéance. Elle témoigne d’un refus de s’élever au-dessus de la bête. Il y trouve une absurdité logique parce qu’il y a toujours une raison à s’opposer contre la raison. La raison peut rendre compte du désir que le sujet a quand il s’oppose à la raison. Le sujet croit s’op­poser à la raison et faire un acte de liberté absolue mais il ignore seulement sa raison. L’acte de liberté absolue n’est qu’illusion. Des raisons ne sont pas aperçues ; on ne perçoit pas tout.

b. Critique de la liberté d’indifférence

Il n’y a jamais deux objets équivalents. Il y a dans toute la nature des raisons déterminantes mais parfois si petites qu’on ne les voit pas. La liberté d’indifférence n’est qu’une illusion d’échelle, provoquée par la limite de la raison humaine qui ne peut apercevoir toutes les raisons.

Leibniz montre que les raisons sont omniprésentes. Un seul être a la possibilité de tout connaître : Dieu. Les « petites perceptions » sont en nous, mais restent non conscientes et nous motivent à faire un acte plutôt qu’un autre, sans y penser. Il prend l’exemple des gouttes d’eau. C’est avec leur nombre qu’on les entend.

Ce déterminisme efface la liberté absolue = le libre arbitre. La connaissance complète interdit le hasard et par suite toute possibilité de choix. Tout est déterminé, il n’y a plus de contingence. Nouvelle impasse : la liberté est détruite et ne fait plus problème. C’est la question que se posent Kant et Schelling : le rapport entre le système (où tout doit être lié) et la liberté (car il faut du jeu).

 

2. La liberté comme fatalisme

Chez Leibniz, il y a un Dieu qui ordonne le monde par le calcul. Il calcule également tous les êtres et tous les phénomènes. Mais il ne les calcule pas une fois pour toutes, il trace seulement le chemin. Dieu prévoit tout ce qui se passe dans le monde : «l’harmonie préétablie » représente ce pouvoir divin qui a lié toutes les créatures, en faisant aussi que l’âme corresponde au corps. « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes » répète Pangloss. La raison est omniprésente. Rien n’échappe au calcul divin. Dieu prévoit le meilleur des mondes, sans le réaliser car tout n’est pas possible en même temps. La liberté de l’homme est justement d’en accomplir le dessein divin. La providence divine prédétermine la nature selon une ligne qui trouve toujours sa solution. Règne de la panlogique : Leibniz vante les mérites du calcul. Mais il enferme tous les prédicats dans le sujet. Dès lors le sujet ne fait plus que réaliser sa nature : « La dictature de César a son fondement dans sa nature et non dans sa décision arbitraire. » L’intériorité est le principe, mais elle est aussi déterminée que l’extériorité. La liberté n’est jamais une décision arbitraire, un choix : la liberté c’est d’obéir à sa nature. En obéissant, loin de renoncer à ma liberté, j’y réponds entièrement. Ma nature est ma liberté : je vais aussi loin qu’elle porte.

Si la liberté est juste d’obéir à sa nature, préétablie par Dieu, on ne pense pas que la liberté puisse être un choix volontaire, un libre arbitre. Comment penser le problème du mal ? On dit qu’il vient de l’ignorance. On fait le mal car on est dans l’erreur : on ne voit pas le calcul divin. Or, non seulement l’homme peut ignorer l’usage de sa raison, mais il peut aller contre elle. Comment l’homme peut-il donc s’interdire l’usage de sa raison ? On dit que c’est un mal mais qu’il est relatif car la raison finit toujours par triompher. Il n’y a pas d’homme qui soit mauvais par nature ; il n’y a pas de mal radical. Mais l’on ne peut tout justifier. La doctrine de Leibniz débouche sur une sorte de fatalisme car la ligne est déjà tracée (fatum = destin). L’homme ne fait au mieux qu’éclairer son destin mais ne peut y échapper. « L’homme est un automate spirituel » ; « Le destin de l’homme est inscrit en lui, comme les propriétés d’un cercle sont inscrites dans un triangle » .

 

 

III

LA SORTIE DES IMPASSES

 

C’est avec Kant que l’on sort des impasses cartésiennes et leibni­ziennes. Kant est le premier à voir que la liberté a été pensée de deux manières contradictoires et le premier aussi à essayer de sortir de cette contradiction qui fait éclater l’identité de l’homme.

Opposition totale                            Liberté => choix contre toute raison

= Antinomie                            Liberté => obéir à une raison, une cause

Cette opposition est une antinomie, une contradiction où les deux termes sont aussi vrais ou aussi faux l’un que l’autre. Kant va résoudre cette antinomie en distinguant deux facultés différentes : l’entendement et la raison.

Ces deux facultés se situent en des formes & des actes très différents : ils n’ont pas la même application concrète :

• Tout ce qui est de l’ordre de l’enchaînement, causalité concerne la connaissance, cad l’entendement. Tout peut être ramené aux règles par lesquelles je peux me représenter une chose, l’intuitionner ou la concevoir : => déterminisme.

• Tout ce qui est libre et inconnaissable concerne la raison., faculté, non des règles, mais des principes .

Ces deux facultés coexistent en l’homme. À tout moment, l’homme peut faire un même geste selon deux manières. Tout acte peut être considéré de deux façons : soit on recherche la cause (par l’entende­ment) ; soit on l’affirme comme une liberté (par la raison).

Kant n’arrive pas à sortir de la contradiction mais il montre quels sont les domaines respectifs de la causalité et de la liberté. Il déplace les termes de telle sorte qu’ils puissent être envisagés comme étant possibles à la fois.

Exemple du mensonge.  On peut avoir deux attitudes par rapport au sujet qui ment. 1° On peut essayer de trouver la cause du mensonge. À ce niveau on ne juge pas l’action, mais on l’explique. Pour Kant l’explication ne peut jamais justifier l’action. L’action reste libre, voulue. 2° On envisage le fait de mentir comme la décision d’un sujet, une action que le sujet a commencé par lui-même et mené à son terme. Le sujet est alors responsable. Il doit assumer son acte de liberté et il pourra être jugé moralement.

Ces deux aspects reflètent le projet kantien de limiter le savoir pour restaurer la croyance. Il y a dans l’homme une liberté qui engage sa moralité, quelles ques soient les raisons qui le poussent à agir.

 

IV

LA LIBERTÉ & LA LOI MORALE

 

Si la liberté excède le domaine du connaissable, cela ne signifie pas qu’elle soit sans ordre ni principe. La liberté ne consiste pas à faire n’importe quoi. Quelque chose va régler la liberté  ce qu’on appelle « la loi morale ». La loi morale n’est pas équivalente au droit. S’il n’y avait que le droit pour nous régler (l’autorité légale), il n’y aurait pas de liberté. Je pourrais user d’un droit sans réserve et le pousser jusqu’à l’iniquité. Kant articule la liberté et la morale de telle manière que l’une n’est rien sans l’autre : « La loi morale est la ratio cognoscendi (ce qui porte à connaître) de la liberté et la liberté est la ratio essendi (ce qui fait être) de la loi morale. »

La liberté est la raison d’être de la morale, c’est grâce à elle que la morale existe. Inversement, la loi morale permet de penser la liberté : elle est nécessaire à sa connaissance. Sans elle, la liberté ne serait pas éclairée, la conscience ne pourrait se connaître. Ce lien est une règle qui définit le bien et le mal. Mais il ne faut pas poser cette règle de manière normative, car on risquerait alors de détruire la liberté. Kant pose que ce qui est au principe du bien est aussi au principe du mal, car il n’y aura ni bien ni mal sans la liberté du choix entre les deux.

 

1. Les trois degrés du « bien » : Kant va s’efforcer de mieux définir le bien en posant trois degrés :

a. Le bien est ce qui est agréable : morale hédoniste, centrée sur la satisfaction du plaisir, l’agrément. Cette définition n’est pas satisfai­sante, car le plaisir ne peut pas être universel. C’est toujours une réalisation particulière. L’homme dans ce cas ignore l’universel et ne recherche qu’une satisfaction privée et limitée.

b. Le bien défini par le bonheur : morale eudémoniste. Le bon­heur certes est plus universel que le plaisir et la satisfaction, car on peut avoir des regroupements entre plusieurs sujets. Le bonheur engage une réflexion, une libération spirituelle, car il ne se conçoit pas de manière immédiate et sensible, mais invite à élever l’intérêt vers celui de tous : il y a un passage à la communauté.

Le bonheur consiste à poser un idéal en commun, un but qui n’est pas le sensible immédiat. C’est approcher un idéal et cela implique une formation et un effort pour l’atteindre ensemble. Mais, pour Kant, le bonheur ne peut cependant pas être le principe de la moralité, même s’il reconnaît qu’il est supérieur au plaisir. Le bonheur reste en-deçà de l’universel et se limite à approcher. Il risque de chuter dans le matériel, l’intérêt particuler, de pervertir l’universel (la loi) en l’utilisant pour son propre compte. Par là, il risque d’engendrer des conflits entre sujets.

c. Le bien est défini par le devoir. Chacun sait quel est son devoir, même quand il veut l’ignorer, par intérêt. Le devoir consiste à suivre les règles de la communauté. Il est clair que cette définition entre en contradiction avec la liberté. C’est pourquoi Kant poursuit la réflexion jusqu’à son point ultime. Le respect est poussé à la limite.

Respecter la loi se fait par devoir, sans autre intérêt. À la limite, tout intérêt disparaît, le particulier doit s’effacer devant l’universel. Le devoir n’est pas d’obéir ou suivre: c’est une autre façon de penser l’action. On s’efforce de réunir le devoir à la liberté. Je ne suis pas libre par le devoir mais, quand j’accomplis une action par devoir, j’ai alors la conscience d’avoir agi en être libre.

• Chaque sujet a une manière d’agir : la maxime de son action : la règle qu’il suit (toujours particulière)

• Mais il y a une loi universelle qui régit toute action humaine parce qu’elle la définit comme humaine. Cette loi n’est pas donnée d’avance, sinon elle supprimerait la liberté. Elle reste donc indéterminée quant au contenu et il n’y a que la forme qui importe <=> l’universel. C’est à chaque sujet de faire effort  pour déterminer cette loi, en lui et pour lui, en dépassant ses intérêts et ses inclinations sensibles. Le sujet doit chaque fois préférer l’ordre de la liberté la plus élevée : là est “l’universel”. Ce n’est pas satisfaire un penchant = s’asservir ; il faut donc soi-même surmonter la facilité pour saisir sa liberté, agir selon le plus universel. Le sujet va se déterminer lui-même à agir selon la loi et ainsi manifester sa liberté. Pour y parvenir, il doit nécessairement faire appel à sa raison.

d. Chaque sujet articule la maxime de son action (particulière) à la loi universelle par l’impératif catégorique. Cet impératif donne la forme à laquelle toute action doit se plier. Cette forme n’est pas quelque chose d’extérieur à l’acte subjectif. Elle est au contraire le mouvement de conversion qui, chaque fois, manifeste le pouvoir du sujet de se séparer de soi pour rejoindre « tout autre ».

« Agis de telle manière que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle. » Le sujet reste libre de déterminer son action. À chaque action on doit sortir de sa maxime pour atteindre l’universel. Le seul moyen d’y arriver est d’anticiper les conséquences mais surtout de faire usage de sa raison (parce que seule la raison a le pouvoir de nous sortir du simple calcul d’intérêt). Se soumettre à des calculs de l’entendement n’est pas être moral, ni universel, puisque ces calculs ont une attache particulière. C’est seulement la raison qui peut libérer l’homme des calculs car la raison est la forme de l’universel. D’où la formulation : « Agis de telle manière que tu ne traites jamais l’homme en tant que moyen, mais en tant que fin. » Chaque homme peut se reconnaître dans chaque action. Si le sujet ne fait pas cela, il ne peut être libre. Il reste esclave des intérêts. L’universalité n’est pas à savoir (comme une connaissance) mais à conquérir dans l’action même.

 

2. Trois malentendus sont à éviter :

a. Il y a en nous une idée  de la loi et un sentiment  qui peut nous faire sentir l’existence de cette idée : le respect. C’est le seul sentiment qui n’est pas lié au sensible car il est toujours le respect de l’universel. On est sujet dans la mesure où le respect implique, en nous-même, le respect de tout autre. Le respect signifie un regard tel que la réflexion réside avec l’action. Le respect éclaire et forme le concept de l’action. Sans ce regard l’action resterait immédiate et aveugle. Cela montre que la liberté n’est pas seulement de faire ce que l’on veut (car dans ce cas l’on n’est que l’esclave de sa volonté ou de sa nature) mais de faire ce qui doit être fait tout en respectant l’humanité en général (“le règne des fins”).

b. La volonté humaine ne peut pas faire n’importe quoi mais doit agir selon l’idée de la loi qui est présente avec le respect. La volonté est intérieure et aussi sensible puisqu’elle est conditionnée par des choses sensibles. Ainsi elle n’est pas pure. Mais la loi, qui ne se manifeste que par le respect, est pure, parce qu’elle vaut pour tout homme, indépendamment des différences particulières. Il y a ainsi une présence de la loi à la fois pour « le cœur » et « pour la volonté ».

Comment lier ces deux formes hétérogènes : la volonté et le cœur ? L’impératif catégorique a la fonction de laisser ce qui est partiel au profit de l’universel. Il permet d’élever l’action entière à son degré général. Si le regard est tourné vers le respect de la loi, l’action est morale, libre = digne : et elle peut être louée comme telle.

c. L’impératif n’est pas une contrainte pour la liberté. C’est l’action accomplie par intérêt qui n’est pas libre. L’impératif est donc ce qui libère l’action des contraintes et l’éclaire dans son universalité. Il est condition de la liberté, car là où il oblige à dépasser les intérêts du moment, il nous libère du même coup dans « un règne des fins ».

Cette morale peut paraître idéale (elle ne dépend que de l’intention de l’agent). On tient à l’écart l’action (toujours attachée à un réel particulier) et la motivation de l’action (rapportée à sa forme universelle). Cette conception est la seule manière de sortir des impasses. Est-ce qu’en isolant l’action du concept de l’action, on n’introduit pas une impasse plus grave ? Tout peut être conforme dans l’intention et s’avérer inefficace. Est-ce que la belle âme ne représente pas alors une innocence stérile ? Agir par devoir, ce n’est donc qu’un idéal de l’action : la règle qui l’éclaire. Si l’on pousse à la limite, on aboutit à l’inaction et l’on peut se demander si ce n’est pas seulement une pierre qui peut être innocente puisqu’elle n’agit pas. S’il y a action dès qu’il y a pensée, il n’y aura pas d’innocence. La règle de l’action reste hypothétique, liée à des conditions concrètes, même quand elle se veut catégorique. Si bien qu’il faudra penser la loi comme la réalisation de la morale et donc comme une réalité non plus « catégorique » (qui s’impose dans l’absolu) mais « hypothétique » (car elle doit toujours composer avec des circonstances). Ces circonstances toutefois ne sont pas naturelles  mais historiques., car elles dépendent de facteurs de civilisation.

 

V

LA RÉALISATION DE LA MORALE

 

 

Tout en reconnaissant les côtés positifs de la pensée de Kant, parce qu’elle met la liberté au fondement de l’action morale, Hegel en fait la critique dans Les principes de la philosophie du droit. : (§ 135) « La reconnaissance de la volonté a attendu la philosophie kantienne pour gagner son fondement solide et son point de départ. »  Cela signifie deux choses :

• Kant a trouvé le fondement de la volonté, cad son principe. Le droit est la liberté de l’esprit dans l’esprit.

• Mais ceci est le point de départ et non l’achèvement. Kant a oublié de penser l’incarnation réelle de cette liberté. Il en est resté à l’intériorité (la subjectivité) et la liberté n’a pas été saisie dans le monde qu’elle réalise effectivement : les rapports entre sujets qui se concrétisent toujours par des formes objectives : les institutions.

Il ne suffit pas de poser le principe moral, il faut montrer comment il s’accomplit dans l’histoire. C’est l’accomplissement politique qui en assure l’acquis. L’institution permet de garantir les droits & devoirs.

On peut distinguer alors plusieurs moments qui s’articulent de façon rationnelle. Hegel intègre la philosophie de Kant comme un moment, décisif mais non définitif, du processus complet de la morale. Pour Hegel on ne doit pas en rester à l’éthique (les conflits directs des individus) ou à la moralité subjective (conflit de la belle âme avec elle-même) mais aller jusqu’à la moralité objective (qui se réalise dans des institutions concrètes).

On distingue ainsi selon le concept et la chose même, selon la pensée logique et selon l’histoire réelle, trois moments : 1° le droit abstrait, 2° la moralité subjective et 3° la moralité objective.

 

1. Le droit abstrait (ou formel)

C’est la situation où le sujet se trouve impliqué sans avoir de rapport à la loi ni à la moralité. Il ne connaît pas la signification concrète de la loi. Elle existe bien mais elle lui apparaît comme quelque chose d’extérieur, hors de lui. C’est une limite à la liberté de tout faire. La loi n’est qu’inscription inerte, règlement qui n’engage pas. Ce sujet n’est pas un sujet accompli. Il est encore prisonnier de lui-même et ne connaît pas sa situation de droit. C’est une forme abstraite de l’individu qui se heurte à ce qui lui apparaît comme une force de contrainte. On trouve, dans ce cas de figure, deux genres de personnes :

• Celles qui ont peur de la loi ou qui marchandent leur liberté. Kant déjà critiquait violemment cet état comme un état de tutelle dont on est soi-même le responsable. Cet état est celui de l’homme d’avant les Lumières, qui n’est pas sorti de la nature et qui se laisse gouverner par un autre. « Il est aisé d’être mineur. Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer.»

• Celles qui prennent le risque de se confronter à la loi et de la transgresser. Cela crée un conflit et le conflit est toujours salutaire comme le dit Kant : « L’homme veut la concorde ; mais la nature sait mieux ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde.» Ainsi, la personne est en mesure de réfléchir sur les conséquences de son acte : dans le conflit, il reçoit un sens. La loi prend une signification vivante. Née du conflit entre les individus, elle se propose comme une mesure.

On ne peut comprendre une chose que si on peut la nier. Tout jugement se forme contre un autre jugement. L’opposition est constitutive de la faculté de juger et n’est pas un accident qui lui survient. C’est la tension qui génère la conscience. Toute détermination est négation. On ne peut saisir une chose qu’en l’ayant dépassée. Ainsi, en dépassant l’extériorité de la loi, je prends aussi conscience des limites de l’action. L’action n’est plus une possibilité infinie (illusion). Quand l’individu comprend que la loi exerce un châtiment, il limite du même coup ses actes. On passe à la morale subjective, au devoir.

Le droit abstrait n’a pas pour fonction de déterminer les individus par la contrainte. Il ne s’intéresse qu’à la forme des relations et laissent toujours libres les contenus. C’est à l’individu de faire son apprentissage dans le cadre des relations ouvertes par l’état de droit et il lui appartient de s’y conformer. Liberté et égalité sont formelles mais c’est ainsi qu’elles organisent et règlent nos relations concrètes.

 

2. La morale subjective (moralität)

En intériorisant la loi, le sujet a gagné la responsabilité. Il sait qu’il est responsable de son acte et va l’assumer. Mais, à ce niveau, le sujet n’a pas encore une conscience totale. Il connaît les motifs extérieurs sans savoir ce qui l’a poussé à la faute. Telle est la figure d’Œdipe dans le mythe, il a fait une faute et il va en assumer la responsabilité sans connaître la raison de ses torts. Il y a bien l’action mais il n’y en a pas encore le concept, et toute la tragédie est liée à la découverte de cette culpabilité aveugle. Il doit mettre au jour ce qui est resté dans la nuit, qu’il n’acceptait pas, et rejetait en rejetant Tirésias (cad l’oracle).

Il faut passer de la responsabilité à l’inten-tionnalité : l’acte positif et conscient de soi. Là, le sujet peut faire abstraction des circonstances pour s’interroger sur les réalisations intérieures à l’action. Si je fais une action par intention, j’ai un intérêt en tant que sujet : l’honneur, la gloire, la passion, le pouvoir, le profit, etc. Hegel montre que ces motivations internes ne sont pas universelles mais entachées de calculs particuliers. Toutefois, elles sont nécessaires pour que le sujet, en les niant, accède de lui-même au niveau plus élevé de l’universel, car ainsi il comprend qu’il ne doit pas agir par intérêt mais par devoir. L’action ne doit donc pas être accomplie pour le résultat mais pour elle-même. On arrive ainsi à poser une action universelle, mais elle n’est encore qu’une forme intérieure. C’est le moment de la philosophie de Kant : la liberté est présente.

La morale de Kant est la vérité de la morale subjective. En la pous­sant à la limite on découvre une autre exigence, celle de voir se réaliser l’action universelle objectivement. L’intention d’universalité n’est pas suffisante. En effet, la vérité subjective (respect de la loi) ne concerne que des individus séparés et ne montre pas comment mettre en jeu la moralité dans la vie sociale, la communauté. Il y a l’exigence de sortir de la morale subjective pour entrer dans la morale objective, qui est le lien de la moralité du sujet avec la communauté où il vit.

 

3. La morale objective (Sittlichkeit)

Hegel subdivise l’éthique en trois moments : la famille, la société civile et l’État. Il y a une progression dans l’extension de l’institution.

a. LA FAMILLE représente l’établissement d’un accord moral avec autrui où chaque sujet s’engage. Le mariage est le début de la moralité objective car il permet deux choses :

• mettre en place un contrat abstrait entre deux sujets (mais cela est insuffisant.)

• mettre en place un contrat concernant des sujets et non des per­sonnes abstraites, ou seulement idéales. Deux sujets qui ont intériorisés la loi se présentent dans un tel contrat : ceci permet d’unifier le droit abstrait et la moralité subjective.

Dans le mariage, les sujets s’engagent pour eux-mêmes, non pour un résultat différent du sujet unique, le couple uni, qu’ils créent librement. Ils ne se situent pas au niveau de l’intérêt (matériel ou sexuel) mais au niveau du devoir. Le mariage est pensé par Hegel comme ce qui articule le contrat et le devoir, c’est-à-dire le contenu et la forme. § 167 « La vérité de cette union ne peut venir que du don réciproque et indivis de cette personnalité. »

La famille est l’extension de ce contrat et elle se réalise dans l’édu­cation des enfants. Mariage, famille, éducation des enfants constituent trois moments dans une totalité qui correspond à la première cellule autonome de la société civile. Mais on se trouve ici dans le règne du conflit, la division des familles (qui ne travaillent que pour soi), et il est nécessaire de procurer un nouveau dépassement à cette unité.

Ce qui va permettre de sortir la famille de cet être fermé sur soi est l’engagement social. À ce moment commence pour la famille sa réelle universalité puisqu’alors le sujet commence à élaborer des projets sur le fond des autres projets, en ayant en vue la totalité des sujets et non pas seulement la partie familiale ou la “clientèle”. L’intérêt doit encore ici s’inverser et passer par ce qui est le plus universel, c’est-à-dire :

b. LA SOCIÉTÉ CIVILE

Elle représente l’élaboration d’une société où chacun a en vue le bien de tous les autres même s’il ne le sait pas. En effet, il peut suivre son bien propre tout en participant à la totalité : « Le but égoïste fonde un système de dépendance réciproque… On peut appeler ce système l’État externe » (§ 183). Cet enchaînement contraint le sujet à se voir comme un anneau de la chaîne qui conduit au Tout. Le besoin est ainsi immédiatement celui des autres, et c’est un même besoin qui rassemble les sujets. La société devient un organisme qui pose ses propres buts, mais elle se distingue des systèmes naturels en ceci qu’elle pose des lois qui protègent les biens de chaque individu. C’est pourquoi un tel enchaînement n’est pas servitude mais richesse : .« La nécessité… dont tous dépendent est, pour chacun, la richesse universelle, stable. » (§ 199). Ce moment civil, loin d’être en conflit avec le précédent, l’intègre dans une forme plus élevée. Quand il y a conflit cela signifie seulement que le plan le plus élevé n’est pas encore atteint et que quelque chose reste à améliorer dans ce but.

Dans le travail, avec les échanges économiques qui engagent les individus, non seulement physiquement (comme force naturelle) mais moralement (comme participant d’un destin commun), les individus peu­vent réellement s’allier.

Hegel distingue trois classes : (§§ 203-205)

• classe substantielle qui travaille le sol (propriété privée),

• classe industrielle qui transforme le produit (commerce),

• classe universelle qui s’occupe de la vie sociale (travail).

Cette dernière classe peut être véritablement citoyenne parce qu’elle peut se tourner vers le bien politique tandis que les autres sont limitées, par le souci économique ou du bien propre. Il reste toujoursun double risque  :

–> de retomber dans le bien privé de la famille

–> de chercher l’accroissement des biens (richesses).

À ce niveau comme au niveau précédent, on peut rester prisonnier d’un intérêt privé : le bien être = motivation externe. C’est pourquoi la société civile n’est qu’un moment transitoire dans la réalisation de la morale objective. Dans la société, on ne peut donc pas encore atteindre le but de l’action morale entre sujets : la société doit encore devenir :

c. ÉTAT

Seul l’État peut réaliser effectivement la moralité. Il n’y aura pas de moralité (de sujet véritablement libre) en dehors de l’État. L’État donne le passage de l’écono-mique au politique. Quand il ne s’agit que de profit, d’intérêt et d’argent (l’économique) on en reste à une forme mineure du social. Il n’y aura pas de contenu à la liberté et le sujet ne pourra pas se réaliser pleinement. La supériorité de l’État sur la société civile est que lui seul peut fonder le sujet moral et juridique. Lui seul peut parvenir à placer tous les sujets sur le même plan et poser l’universel. Autrement, on en reste à l’intérêt privé, même s’il a une grande extension. L’État est le but recherché par la famille et la société : il est à leur principe : « C’est à l’intérieur de lui que la famille se développe en société civile et c’est l’idée de l’État elle-même qui se divise en ces deux moments. » (§ 256) Ce qui est premier en vérité c’est L’ÉTAT comme le lien des deux termes : famille & société.

Le citoyen est celui qui connaît les lois de la cité parce qu’il les a intériorisées. Il a non seulement compris qu’une action pouvait être faite pour un but commun mais a reconnu qu’une action pouvait être faite par tous les sujets en tant que sujet. Si chaque sujet peut devenir citoyen, on atteint l’universalité. Chaque citoyen peut se reconnaître en tout autre. « L’État est, comme unité substantielle, un but propre, absolu, immobile, dans lequel la liberté obtient sa valeur suprême, et ainsi ce but final a un droit souverain vis-à-vis des individus, dont le plus haut devoir est d’être membres de l’État. » (§ 258)

L’État est le vrai but car c’est lui qui permet de réaliser la liberté. Si l’État est la réalisation de la liberté, tout individu doit avoir pour seul but de devenir membre de l’État => former avec la totalité des autres un seul être. L’État est pensé comme absolu = ultime frontière du sujet. Il n’est pas un État parmi d’autres mais le dernier État, le moment ultime de la réalisation objective, où tous les individus se connaissent comme une totalité vivante. Ce modèle de l’État est le corps. Mais comment constituer un tel corps si les membres restent différents ?

 

VI

LA QUESTION DE L’ÉTAT

 

 

Hegel se situe au niveau de la philosophie politique. Il ne pense pas tel État qui existe, a existé, ni un modèle idéal, mais la détermination qui rend objective les différentes figures qu’il a pris dans l’histoire et la pensée. Il essaie de penser l’essence de l’État pour voir comment elle se rend effective dans l’histoire, selon quelles formes.

Si la vérité de l’État avait déjà été réalisée, on n’aurait plus besoin de formuler la moindre pensée politique. Il suffirait de la décrire d’après le modèle. C’est au contraire parce que l’État ne peut pas être une simple substance, qu’il est une réalité en devenir, que sa question reste vivante et nous donne à penser. Davantage, n’est-ce pas parce que l’État est toujours politique qu’il ne peut pas faire l’unanimité ? Son rôle est de poser les droits des êtres singuliers dans leur rapport à la totalité. Cette totalité est donc différenciée. Il pose l’universel mais c’est toujours aux individus qu’il appartient de le réaliser en tant que tel, socialement.

 

1. Il y a deux possibilités ouvertes par Hegel :

 

a. L’État idéal : la République des sages

Une possibilité est de mettre en place l’État idéal sans se préoccuper de son incarnation. L’exemple est la République de Platon où on se limite à penser l’État sans savoir comment le mettre en œuvre. Platon dit ce qu’il faudrait qu’il soit à partir des limites de son temps. L’idéal est toujours reçu et il dépend de celui qui le reçoit d’en traduire aux hommes ce qu’il a retenu. La médiation ne peut être parfaite et l’idéal ne peut s’installer non plus par un coup de force, car la force détruit la liberté et le droit. Pour Kant, l’idéal est régulateur = une fin qui sert de guide. Si les hommes sont corrompus au niveau social, ils ne pourront pas s’orienter sur cet idéal. Outre l’idéal, Kant pose la nécessité d’une constitution. Hobbes « l’homme est un loup pour l’homme ». L’homme ne pense-t-il qu’à son intérêt ? Hegel dépasse ces contradictions entre l’idéal et le réel en reliant la conscience aux institutions qui se sont développées dans l’histoire : il manifeste l’évolution de l’idée.

 

b. La réalisation historique de l’idéal

Hegel pense ce que doit être l’État mais il montre que cette Idée s’est manifestée déjà dans l’histoire et qu’elle évolue. Depuis l’Antiquité, l’Idée se réalise toujours plus pleinement, même s’il reste un écart entre l’idée et le réel. Il montre comment l’unité d’un peuple se réalise chaque fois étant donné le régime sous lequel il vit.

• La monarchie a été présentée comme un mauvais régime, puisqu’il est fondé sur des privilèges et l’hérédité. Il n’y a pas de droit puisque la monarchie prétend au pouvoir absolu sans avoir rien au-dessus. Elle se prétend de droit divin. Son principe est l’honneur, non la vertu.

• L’oligarchie est un régime où l’autorité est détenue par plusieurs. Il y a alors une séparation entre ceux qui n’ont pas le pouvoir et ceux qui l’ont.

• La démocratie paraît le meilleur régime. Le peuple se gouverne lui-même. Mais elle n’arrive pas à la cohésion car elle présuppose que les gens ont déjà assumé l’universalité de la loi. Montesquieu souligne que la démocratie suppose la vertu des sujets. Rousseau souligne qu’elle suppose un peuple de Dieux. Or si l’homme n’est ni un dieu ni un sujet accompli, l’État doit lui-même prendre la charge de promouvoir les individus, et assurer positivement leur défense. D’où :

2. Quel est l’enjeu de la politique ?

Il est nécessairement conflictuel. Une politique qui ne serait pas liée aux différents conflits réels (contradictions) n’aurait en soi rien de « politique » (recherche d’une vie bonne par le jeu des relations entre sujets libres). Elle ne serait qu’une mécanique. Il y a deux manières de poser le problème.

• Soit on prétend que le droit est conforme à la morale, que les hommes sont moraux, mais il n’y a alors aucune raison d’imposer des lois : puisque sans elles tout est déjà en ordre.

• Soit on dit que les hommes n’ont pas encore assimilé la loi et qu’ils ont besoin de limites juridiques. Alors, la démocratie est un mauvais régime puisqu’elle présuppose des hommes respectueux des lois.

 

Pour Hegel, l’équilibre se place entre monarchie et démocratie : la monarchie constitutionnelle.

La constitution peut être directe ou indirecte (avec un pouvoir législatif). En ce sens, il y a dans la constitution une égalité politique aussi importante qu’en démocratie. Le monarque est l’ultime représentant de l’unité des sujets. Il est l’incarnation de la loi morale. Il rend présent l’unité du peuple. En lui, le peuple se fait peuple, il réalise sa forme. Chacun projette sur le monarque l’idéal d’unité, en catalysant la communauté.

La monarchie constitutionnelle est le but de l’humanité selon Hegel. Dans la figure du monarque se découvre la liberté absolue, liberté à la fois singulière et universelle. La liberté s’établit entre tous ceux qui ont intériorisé la loi morale et la loi constitutionnelle. Elle est représentée objectivement par le monarque.

Mais une telle monarchie n’a jamais existé.

Ne peut-on dire alors que la liberté reçoit toujours la forme de l’État dans lequel elle trouve son nom et son sujet ?

En se réalisant, elle devient historique, mais elle a en même temps le contenu le plus lointain qu’on puisse concevoir, puisque ce contenu est aussi celui que l’homme recherche avec son propre avenir. Puisqu’elle doit être sujet, elle se réalise avec l’homme et entre dans une histoire politique qui ne peut pas avoir de fin