Être libre consiste-t-il à se suffire soi-même ?


 

On valorise chez l’individu l’indépendance et l’autonomie mais elles ne sauraient être totales car on ne vit pas seul. Être social, c’est vivre avec les autres. Par suite : être libre consiste-t-il à se suffire soi-même ?

On peut remarquer d’emblée le terme “consister” : le prédicat = se suffire donne la vérité du sujet = être libre : la consistance => pas de contrediction. Si je ne me suffis pas, je dépends des autres, donc je ne suis pas libre. L’auto-suffisance est donc bien un prédicat essentiel : mais en quel sens faut-il l’entendre puisqu’il est évident aussi que je vis avec les autres ?

Seul un dieu ou une bête pourraient se suffire, dit Aristote, mais un homme a besoin de compagnons. Le problème est de définir l’être libre : « libre » peut signifier une liberté d’être ou bien une liberté de penser, parler, agir, produire. En effet, se déterminer implique une spontanéité mais aussi la faculté de choisir, décider. D’où l’entreprise et le projet. Ce n’est pas exister pour soi mais s’impliquer dans une existence  liée à des entreprises qui dépendent des autres.

Il y a donc deux écueils à éviter, interne et externe :

1° de penser l’être libre comme seulement intérieur. Il s’agit alors d’une expérience immédiate : le sentiment d’être libre – la conscience de soi, en soi : le cogito.

2° de penser la liberté comme seulement extérieure, hors de soi. Il s’agit alors d’une déclaration abstraite : la liberté reste formelle : « Tous les hommes sont libres & égaux. »

En fait, la question ne peut se poser qu’à l’être conscient qui peut se déterminer. Elle touche la possibilité de l’action et de sa coordination : comment doit-on concevoir cette liberté ? Être libre revient-il à n’obéir qu’à soi-même ? La liberté n’engage-t-elle que soi ou est-elle déterminée par autre chose qui nous serait extérieur  ?

A. Si tout d’abord la liberté n’apparaît que subjectivement, en moi, peut-on la limiter au seul sujet ? On reste dans l’autosuffisance solipsiste, le repli dans le silence intérieur. Si, par contre, la liberté est seulement conçue comme une action indépendante, sans entrave, liée à la seule volonté, ne risque-t-on pas de tomber dans une liberté immédiate ? On reste alors dans une auto-affirmation qui ignore l’autre et n’y voit qu’obstacle & empêchement.

B. Ne faut-il pas penser alors une liberté plus profonde, déterminée par une instance extérieure et universelle, comme la loi morale ? Mais une telle conception normative risque d’être idéale et sans rapport au monde effectif : il nous faut concevoir une troisième voie.

C. Comment dépasser ces deux impasses, de la liberté immédiate et de la moralité intérieure, afin d’articuler l’intériorité du sujet à l’extériorité du monde ? Cela revient à concevoir la liberté non plus comme être mais comme devenir. Elle est le devenir humain de l’homme qui s’effectue avant tout par et pour les rapports entre sujets.

 

A. THÈSE : LA LIBERTÉ CHEZ L’HOMME EST INDIVIDUELLE & PARTICULIÈRE parce que c’est toujours un soi unique qui vit sa liberté. Ce n’est pas l’autre qui vit & pense à ma place mais « je » me détermine & décide. Cette liberté peut alors être envisagée comme ce qui est seulement interne et ne dépend de rien d’extérieur. Être libre c’est se suffire à soi-même car il est évident que, sans cela, je ne suis qu’un être dépendant, sans être propre.

 

1. L’être conscient de soi aspire à réaliser sa liberté comme son être propre.

Il est devenu une pensée autonome qui peut vouloir & agir selon ses désirs. La liberté concerne donc sa propre volonté, ses décisions, choix, intérêts. Elle ne met jamais en jeu l’autre, qui est plutôt vu comme une contrainte, un obstacle.

Schopenhauer : « On ne peut être vraiment soi qu’aussi longtemps qu’on est seul. » Si le bonheur est à rechercher comme l’être le plus élevé et parfait, il ne saurait dépendre d’aucun autre, et par suite c’est seulement avec soi et pour soi qu’on est heureux, non d’un plaisir fuyant, lié au temps, mais « d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. » Jean-Jacques Rousseau a vécu ce moment à Bienne et prétend le revivre en écrivant ses Rêveries du promeneur solitaire :  « Tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. »

Mais cet état est l’exception et représente un moment où existence & conscience sont dans une coïncidence et une transparence parfaites : l’instant de contemplation, dit le Philosophe est la theoria : il s’agit d’une activité qui porte sur les objets les plus hauts, célestes : dans sa continuité elle engendre un plaisir stable qui nous rend parfaitement indépendant, délié du temps : « Ce qu’on appelle la pleine suffisance appartiendra au plus haut point à l’activité de contemplation… L’homme sage, fût-il laissé à lui-même, garde la capacité de contempler. (…) Sans doute est-il préférable pour lui d’avoir des collaborateurs, mais il n’en est pas moins l’homme qui se suffit le plus pleinement à lui-même. Et cette activité paraîtra la seule à être aimée pour elle-même : elle ne produit, en effet, rien en dehors de l’acte même de contempler. »  (Aristote, Morale à Nicomaque, X, 7)

On peut voir en cette pure liberté de l’activité théorétique, par opposition à une action ou une fabrication, le degré ultime de l’être. Il se recueille dans une spéculation désintéressée et contemple la science par excellence : la “philosophie”. Être libre, au point le plus élevé de la vie contemplative, c’est se suffire à soi-même. Toute la consistance de la vérité & de la liberté d’être se recueille en ce degré de la pensée parce qu’elle n’est pas une passivité mais au contraire la plus haute activité.

 

2. La liberté du moi se conquiert par soi seul, pour soi seul et en soi seul.

Mais de même que la pensée peut s’isoler, aimer à suivre la pure existence, elle peut aussi s’engager dans le monde et participer à la vie politique – qui se distingue à la fois de la vie contemplative et de la vie immédiate & sensible.

Je suis libre de mes gestes : me lever, dormir, marcher, mais suis-je libre de mes activités ? Le Philosophe nous dit qu’il est préférable pour l’homme sage d’avoir des collaborateurs et il ajoute aussi qu’il a besoin des choses nécessaires à la vie. Et comment peut-il se les procurer par contemplation ? Faut-il qu’il ait des esclaves à son service ?

La liberté n’est donc pas seulement à considérer à son degré ultime. À tout moment l’être doit manifester son être libre, sans quoi la consistance ne serait pas entière, puisqu’il lui faudrait s’aliéner un moment ou en aliéner d’autres. J’affirme donc seulement une liberté qui consiste à un libre choix contre toutes les raisons et les nécessités extérieures. Je fais ce qu’il me plaît et poursuis mon bonheur. Mais au-delà, cela signifie encore que je me pose moi-même en m’opposant au reste, dans une citadelle intérieure. Le monde devient l’Autre, l’autre côté des murs où je m’enferme pour poser un regard indifférent. Mais ce regard même est construit sur la négation de l’autre et son rejet. Il n’est que ce dont je m’écarte et me protège pour être moi. Ces différents actes de volonté relèvent-ils d’une liberté véritable ? Cette conception fermée ne met-elle pas en avant une fausse liberté qui cache autre chose ?

 

3. La liberté immédiate reste une liberté partielle et dépendante

D’abord, on peut dire que le choix n’est jamais libre dans la mesure où il est guidé par des inclinations sensibles : plaisirs et intérêts. Ensuite, il n’y a pas de réelle autosuffisance dans l’opposition. M’opposer aux autres, n’est-ce pas encore dépendre de cette opposition même, sur laquelle je fonde mon être libre ? Se poser en s’opposant, c’est toujours dépendre.

L’homme qui demeure en sa liberté immédiate est prisonnier de ses intérêt & passion. S’il ne gagne sa liberté qu’à s’opposer, il reste attaché. Être libre n’est pas réductible au pur fait d’exister et de s’opposer. Avec cette liberté on débouche sur des contradictions.

Descartes met en avant ce problème dans la liberté d’indifférence. Cette liberté renvoie au choix d’un objet sans raison déterminante et mène à un paradoxe qui est illustré par l’âne de Buridan. Entre deux besoins, cet âne ne peut choisir et se condamne à mourir de faim et de soif. Si donc cette liberté est une condition nécessaire pour être soi elle ne peut pas être suffisante pour plusieurs raisons : 1° elle réduit le soi. Le soi est ici lié à quelque chose d’utilitaire, un besoin, et reste sans usage de la raison ni rapport à autrui, sans dialogue ni échange. 2° Cela débouche sur des conséquences politiques graves, car c’est le règne de la force, de l’immédiateté et de la réaction. En effet, les actions ne sont pas situées en relation, mesurées & coordonnées à d’autres, mais réactives. Le sujet s’enferme dans une attitude défensive : il vit dans une attente qui est une défiance.

Cette idée est reprise dans la philosophie de Hobbes, dans ce qu’il nomme “l’état de nature” : un état de domination où l’homme essaye de dominer l’autre pour son propre compte. C’est là un état d’insécurité permanente où la liberté ne saurait s’épanouir. Comment être libre s’il faut sans cesse se défendre ? Tout homme peut utiliser des moyens, des ruses et nul n’est assuré d’être le plus fort. Il suffit d’une arme, d’une alliance à plusieurs contre un. C’est pourquoi Hobbes écrit que l’homme est un loup pour l’homme.

 

Transition : Ne faut-il pas penser une liberté qui serait articulée à quelque chose de plus universel que le sujet humain lui-même ? Puisque sa faiblesse lui interdit la sécurité et qu’il cherche toujours à dominer pour s’assurer, il n’y a pas de fin possible au niveau de la réaction immédiate, l’état de guerre est généralisé. Comment allons-nous pouvoir installer un état d’équilibre suffisant ?

 

B. ANTITHÈSE : L’EXIGENCE D’UNIVERSALITÉ & DE MESURE

 

La liberté est bien de se suffire soi-même mais elle doit encore être articulée à un principe qui la détermine afin de lui donner sa consistance. Elle doit être autre chose et davantage qu’un simple immédiat : l’immédiat ne peut rien être de plus que sensible et physique, réactif et arbitraire. On ne saurait limiter le principe déterminant à la seule opposition entre soi & l’autre. Dans l’opposition, nous n’avons que la relativité des termes l’un par l’autre et par suite aucune espèce de durabilité ou d’assise pour établir un être libre, un être qui, non seulement puisse se libérer dans la relation, revenir à lui-même, mais encore se constituer dans une communauté durable. Comment la relation peut-elle se fixer durablement pour devenir la base de l’être libre ?

 

1. La forme de la relation doit échapper à l’arbitraire & à l’immédiat.

Si mon esprit (moi) s’oppose à la matière (l’autre), il n’y a pas que moi. Il y a un point par lequel le rapport s’effectue, un passage et un lien. Ce principe par conséquent ne saurait se limiter à l’un ou l’autre côté de la relation : dominé (objet) ou dominant (sujet) mais il doit les rassembler. Pour échapper à l’arbitraire, ce principe ne doit pas être fourni par  un immédiat intérieur ou extérieur mais par une forme mesurée.

La liberté positive de Descartes : il s’agit d’une liberté où il y a une détermination qui me pousse à choisir une chose plutôt qu’une autre. La pensée est ainsi articulée à la liberté. La raison est alors un dépassement de l’autosuffisance de l’individu.

 

2. Pour poser un être libre il faut un principe plus consistant que soi

Ce mouvement se trouve aussi dans l’exigence posée par Kant : de dépasser l’inclination sensible qui est toujours particulière. La liberté doit être articulée à un principe où elle prend consistance : la loi morale. Cette loi est une loi de liberté et non de causalité ; elle ne peut être définie par une cause étrangère comme le plaisir (morale hédoniste) ou encore le bonheur (morale eudémoniste) mais seulement par une exigence qui permet de relier sa liberté à celle de tout autre. Cette articulation se fait par le devoir. Le devoir est compris comme une pure orientation vers l’universel. Il n’y a liberté réelle qu’en cette alliance avec l’universel et la forme de ce lien s’appelle impératif catégorique. Il ne dépend d’aucune circonstance ; il est le fond de liberté, le fond à partir duquel je deviens libre pour assumer pleinement une existence morale. Kant l’énonce : “Agis de telle manière que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle.” C’est une conversion formelle où l’action (Agis…) est décidée par un principe de morale et son point d’application est l’universel.

L’homme est toujours libre de déterminer ainsi son action, dans l’absolu, mais il faut que cette action puisse être voulue par tout autre : elle concerne l’idée d’un être qui n’est plus “le particulier” mais “l’humanité en général”. Le principe est ainsi de se conformer à une reconnaissance universelle et cette reconnaissance ne peut être que subjective.

Cette solution a un avantage car elle ne limite plus la liberté à la sphère du sujet. La raison ne détermine pas seulement le contenu de mon action elle en respecte la forme universelle. : elle détermine et est elle-même déterminée par l’exigence d’universel.

 

Transition : Toutefois, cette exigence n’est-elle pas trop formelle ? Il semble qu’elle n’implique pas de rapport effectif à autrui, si ce n’est à travers une humanité idéale. Le « je » qui synthétise, accueille et relie tous les éléments du monde, n’est-il pas encore plus fragile que le moi concret, la personne vivante ? Peut-on faire dépendre l’universel d’une simple représentation subjective ? L’enjeu est maintenant de trouver une voie où ma liberté s’engage et se confronte à celle des autres et cette voie nous amène à prendre en compte la communauté des consciences et des libertés, c’est-à-dire la vie politique.

En m’opposant au monde, je ne m’oppose pas seulement à un extérieur naturel mais à une autre volonté. Kant la préfigure dans l’exigence d’universalité mais elle reste soumise à un règne des fins qui peut paraître éloigné de la vie effective. D’un côté, le naturel sensible n’est que le milieu où s’exerce l’action humaine. Mais de l’autre, le règne de la moralité est idéal et je ne peux vivre cette tâche universelle que dans la contradiction. Lutter contre l’autre, me poser en m’opposant ne satisfait pas à l’exigence d’universalité mais du moins reste au contact de la vie du monde réel.

 

C. SYNTHÈSE : LA LIBERTÉ DANS LE RAPPORT À AUTRUI

 

La vie naturelle et la vie idéale restent en-deçà de la question. Lutter contre l’autre c’est toujours proposer un monde : il n’y a pas de pensée ou de représentation qui ne soient des actions : soit elles ont le monde pour origine, soit elles l’ont pour but et l’on peut assimiler la theoria, le retrait et la fuite, à une liberté pour soi, une liberté qui ignore la liberté de l’autre. Les plus hauts monastères ne sont jamais indemnes du monde et bien plutôt le monde est déjà en eux, comme le négatif qu’il s’agit de nier. Or, il n’y a pas de murs contre le mal intérieur. C’est ainsi qu’il vaut mieux reconnaître sa fragilité et son inconsistance que d’élever des barrières et des normes pour se garder soi-même. L’ennemi n’est pas à rejeter hors de nous mais bien à combattre en nous et il convient de mettre en avant les fins et les destins pour les parler, les confronter et les décider.

 

1. Être libre ne consiste pas à obéir à soi-même

Si ce n’est pas suivre une loi abstraite de la raison, a fortiori ce n’est pas non plus obéir à l’image qu’on se fait. C’est se libérer pour fonder l’universalité dans la vie effective. Cela suppose d’abord que l’homme se réalise seulement en rapport aux autres, qu’il devient ce qu’il est, une liberté posée, en rapport à autrui, non face à des objets ou des images.

Si l’être peut devenir conscience, déjà, c’est en relation. A fortiori il ne devient liberté en soi-même pour être et se suffire, que s’il demeure engagé dans un processus plus large où il intériorise en lui la relation aux autres : l’altérité par suite est toujours déjà présente et c’est l’identité, plutôt, qui dérive de cette reconnaissance.

 

2. L’être libre est toujours un être redoublé, et non un pur & simple être

Cette pensée est celle de Hegel. Il la développe dans la différence entre la conscience naturelle (immédiate) et la conscience de soi. L’im-médiat est le non encore médiatisé, et seul le résultat du mouvement engendre une raison. La conscience de soi s’effectue par la reconnaissance de l’autre. C’est le même mouvement de reconnaître qui a lieu chez l’autre : chacun revient à soi en laissant l’autre libre de revenir à soi. Une double liberté s’engage en un tel tournant, car il ne peut être effectif que s’il est redoublé.

Reconnaître l’autre, c’est intérioriser sa présence. Il n’est plus seulement opposé hors de moi mais opposé en moi. Il s’agit donc d’une représentation où l’autre m’arrive à la fois en corps et en idée. Parce que j’ai intériorisé sa présence, je puis deviner ses intérêts et ses actes, je puis agir déjà en incluant ses réponses. L’opposition est devenue interne mais je n’ai pas encore équilibré les différents projets, je ne les ai pas encore assimilés dans un destin concret où je peux me reconnaître en reconnaissant l’autre.

• Si l’autre peut être le simple individu hors de moi, on reste dans la dispersion

• Si la reconnaissance est simplement extérieure, on reste dans l’abstrait.

L’autre doit être ce qui proprement m’arrive, intérieur & extérieur à la fois. Il est ce qui permet la transformation. C’est toujours à travers la rencontre que la liberté peut s’établir. L’idée advient entre nous comme ce qui se sait soi-même, dit Hegel, elle est ce qui se partage en moi et en l’autre. Ce n’est pas une image réfléchie mais une vie qui ne prend vie qu’entre nous : elle devient idée en offrant le pur contenu qui passe et se communique librement : « le concept ».

 

3. De la moralité subjective à la moralité objective : la figure du Monarque & l’État.

La liberté donc n’est pas l’autosuffisance mais le rapport dynamique à la totalité des autres et cela ne peut se réaliser que dans la politique : politique qui prend sens et destin de concilier le particulier et l’universel, c’est-à-dire d’incarner la vie du concept : ce que les choses sont vraiment pour nous. C’est là ce que Hegel essaie de penser dans le passage de la moralité subjective à la moralité objective, à travers trois moments qui sont une progression vers l’universel : la famille,  la société et l’État. L’État, dans cette acception, n’est pas « le monstre froid » ou le « Léviathan » qui accapare tous les pouvoirs mais bien le véritable accomplissement de la liberté. L’État n’est pas jugé (d’où le serait-il ?) il est pensé par Hegel dans son effectivité et son objectivité : « L’État est, comme unité substantielle, un but propre, absolu, immobile, dans lequel la liberté obtient sa valeur suprême. »

Dans l’État, le particulier et l’universel se concilient dans la figure du monarque. Cette figure permet d’identifier le tout pour chacun, cad la reconnaissance de chacun et de tous. Elle est l’incarnation de « ce qui commence à être à partir de lui-même. » D’où un droit qui n’est pas fondé sur le rassemblement populaire mais sur l’inconditionné et le divin. En tant que cette vérité incarnée de la liberté, toutefois, le monarque ne fait lui-même que représenter la souveraineté de tous. L’inconditionné ne fait qu’assurer en lui-même le moment souverain de l’unité d’un peuple en lui donnant à voir un « individu concret ».

« La souveraineté, écrit Bodin, est la puissance absolue et perpétuelle d’une République. » Absolue : cad sans partage, indivisible mais non sans limite car elle exerce dans le domaine public, non dans le domaine privé. Perpétuelle : elle ne disparaît pas avec son titulaire, n’est la propriété de personne, est proprement inaliénable.

Ainsi pas plus que l’individu n’est une monade sans relation aux autres, l’État n’est un être sans relation à d’autres États. Il faut alors envisager le Monarque, et l’individu souverain, comme une volonté face à une autre volonté. Si l’individu concret, la personne, peut lier son destin à une moralité universelle et ainsi constituer un être libre qui trouve sa vérité dans l’État, l’État à son tour ne peut plus participer à un tel processus sans sacrifier sa propre nature, l’ensemble des individus qui constitue sa richesse et sa vie. D’où le paradoxe. Dans l’affrontement les États ignorent les individus. Il n’y a pas d’universel supérieur auquel un État puisse encore, à son tour, lier son destin : il n’y a pas d’État des États.

Hegel écrit à ce sujet : « comme leur relation a pour principe leur souveraineté, il en résulte qu’ils sont par rapport aux autres dans un état de nature et qu’ils n’ont pas leurs droits dans une volonté universelle constituée en pouvoir au-dessus d’eux. »

Cela explique que la morale soit nécessairement absente du politique, et par conséquent aussi de l’histoire. La seule action de l’État vers l’extérieur est seulement celle du traité et de la guerre. Par la guerre, le lien des États reste en jeu et ce lien expose (= risque) celui des particularités intérieures.

Dans cette mise en jeu « l’organisme moral tout entier, l’indépendance de l’État, est exposée au hasard. » Si bien que défendre l’État revient à défendre son propre universel contre un autre. On voit ainsi comment la guerre entre États devient l’instrument des nationalismes. Le bien que réserve l’État et qu’il résume en tant que défenseur des libertés peut aussi, d’un coup, se transformer en mal absolu pour l’individu qui doit lui sacrifier sa vie et sa force. Ainsi se comprend l’effacement du particulier dans l’universel mais c’est seulement en tant que l’État se tourne vers l’extérieur, dans un conflit armé. Il peut devoir y mettre toutes ses forces sous peine de disparaître, si la guerre devient totale.

A travers le conflit et la guerre, les Nations n’expriment pas seulement le National mais aussi ce qui le traverse et le détermine comme destin mondial. Hegel nomme cet universel « Esprit du monde » : cet esprit résume la Raison dans l’histoire. Par suite, devons-nous voir dans ce nouvel être libre = l’esprit (du monde) un devenir qui est la fin de l’histoire ? Devons-nous au contraire penser l’histoire comme conflit permanent de forces sans autre sens que la guerre ? Il n’y a de réponse possible que si l’on admet de poser un sens. La finalité est donc un aspect incontournable de l’histoire si l’on souhaite la rendre intelligible (dévelop. réf. à Kant, Idée d’une histoire universelle… ou Projet de paix…)

Dans les deux cas, nous devons convenir qu’il y a par-delà l’esprit moral-national un esprit universel en devenir qui peut orienter les individus dans les États particuliers. Ainsi, l’individu qui s’efface dans la liberté de l’État le surmonte cependant pour décider de la valeur intrinsèque des décisions de sens. Le nouvel enjeu des Nations par conséquent est de faire valoir chez les individus une liberté que l’on pourrait appeler, avec le poète Hölderlin, nationnelle et non plus nationale. En relayant ainsi le penseur du concept  par le poète qui chante au-delà des frontières.

 

Pour conclure : la liberté ne peut être comprise comme autosatisfaction ou repli sur soi, car elle exige la dépense : l’effort pour se lier à l’universel. L’universel n’est jamais acquis, même au niveau de l’État. Une institution reste inerte sans les individus qui l’animent et la loi ne garantit ni justice ni liberté. C’est la dimension de l’universel qui accorde raison, valeur et liberté. Cette universalité est une exigence qui engage le devenir humain de l’homme. L’État, ou son Monarque, n’est que le représentant de la Souveraineté qui l’anime. Pour Rousseau, c’est le peuple son détenteur légitime et il récuse la scission entre l’origine & l’exercice de la souveraineté. Le gouvernement n’est que l’exécutant de cette volonté. L’être libre est celui qui engage sa vie dans l’universel. Mais c’est parce qu’il est un mouvement vers soi et qu’il n’est pas fixé dans une nature close. En ce mouvement même il pense le mouvement des autres. Il est l’être capable de se créer un devenir. Cette position en avant de soi d’un idéal de soi, ce pro-jet sur le fond d’un avenir encore absent ne peut être arrêté ni fixé. La plus haute détermination reste encore une image soumise à nos propres forces de la concevoir, elle est seulement la détermination la plus haute dont nous sommes capables à un moment donné du temps : une étape sur le chemin de l’histoire et de l’esprit du monde. C’est pourquoi l’être libre peut être discuté mais ne peut être défini. L’homme se fait l’homme par l’idéal vers lequel il s’efforce et la suffisance n’est possible ni au sens de l’immédiat ni au sens de la perfection. Elle est le travail du négatif dont nous sommes capables.

 

La liberté c’est l’essence de la vérité. Et la vérité c’est l’essence de la liberté. (Martin Heidegger)

L’essence ne représente jamais ce que c’est qu’un être ou une chose dans sa particularité mais toujours ce qu’il faudrait qu’elle soit pour être tout-à-fait elle-même. Ainsi l’essence du travail n’est pas de s’efforcer et travailler mais ce qui commande l’effort et toute l’activité. L’essence comprend non seulement la totalité de la chose en question mais aussi ce qui la fait être comme elle est. => Plan en trois parties sur toute question qui demande « ce que c’est ».

A. En elle-même, la vérité n’est pas vérité  (ou la liberté n’est pas liberté : A n’est pas A, n’est pas ce que l’on dit qu’il est immédiatement et abstraitement, mais autre chose dont il dérive et qui explique ce qu’il est. Au départ la vérité (tout x) n’est encore que son contenu subjectif ou représenté. Description de ce contenu, à travers l’usage général.

B. C’est seulement quand la liberté (vérité) reconnaît sa forme et se déploie en dehors de soi qu’elle atteint une objectivité. Mais cette ob-jectivité n’est encore que son essence (le moyen par lequel on l’a différenciée du reste = représentée). Par suite, elle  n’est pas aperçue comme telle. Elle apparaît dans un autre qu’elle : la liberté dans la vérité ou la vérité dans la liberté mais ni la vérité ni la liberté ne sont alors leur concept véritable.

C. Essence > Existence. Si l’être le plus essentiel n’est pas le donné, c’est seulement en le renversant dans l’existence qu’il commence à être.

• Quand la vérité n’est plus recherchée en dehors de soi mais en soi, quand elle n’est plus au loin mais auprès de soi, commence alors son auto-déploiement : sa rentrée et sa liberté, car elle devient son propre milieu d’accomplissement.

• Quand la liberté n’est plus affirmée de l’intérieur, comme conformité à sa nature, sa passion, mais confirmée dans son extérieur, dans l’action qui se déploie et se mesure aux autres, commence alors pour elle son altération, sa sortie. Mais à travers cette expérience qui est sienne, cette altération, elle trouve la vérité de son chemin et de sa vie.

 

On peut ainsi traité liberté & vérité ensemble dans une progression inséparable.

• Sans une vérité qui vient s’annoncer à l’esprit, vers laquelle il se met en marche, pas de liberté véritable, car on reste enchaîné à des croyances ou à des formes d’habitudes.

• Sans une liberté déjà inscrite en l’esprit, par laquelle il est amené à se reconnaître lui-même dans un autre, pas de vérité, parce qu’il n’aurait pas la possibilité de la saisir comme telle.

Le concept est l’unité de mouvement, unité qui consiste à laisser aller librement sa vérité jusque dans le particulier, de telle sorte que lui aussi soit l’universel.

« Le concept est ce qui est libre. Il est la totalité, et chacun des moment est le tout que lui-même est. »