La justice et le droit

 

A. Le problème de la fondation du Droit

I - Pascal : Pensées, fragment 94 « Raison des effets »

(Nathan Roussel : FGH, p. 124)

« Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. (…) Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. »

Comment mettre ensemble la justice et la force ?

Comment faire que ce qui est fort soit juste ?

 

II - Rousseau : Du contrat social livre I chap. III

(Nathan Vergez Huisman : ABCDE, pp. 289-291)

« Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. (…) Ainsi ma question primitive revient toujours. »

Quel argument paraît le plus frappant ?Lequel est le plus pertinent ?

Pourquoi selon Rousseau la force ne peut-elle pas établir un droit ?

 

B. Le problème de la violence et de la négation du droit

Hegel : Principes de la philosophie du droit, §.102 et addition.

(Nathan Durozoi : FGH, p. 109)

« Dans cette sphère de l’immédiateté du droit, la suppression du crime est sous sa forme primitive vengeance. (...) La vengeance est perpétuelle et sans fin chez les peuples non civilisés. »

En quoi la vengeance est-elle une violation du droit ?

 

Textes complémentaires :

Platon : Gorgias, 483b-484

Montaigne : Essais III, 13 (OC, II, p. 1072)

Pascal : Pensées, 60 « Misère »

Rousseau : Lettres écrites de la Montagne, Pléiade III, p. 841

 


Introduction générale à la question du droit

 

« Il faut bien que le peuple (dêmos) se batte pour défendre sa loi (nómos), pour celle qui se fait, aussi bien que pour le rempart. »

Héraclite, Fgmt 44 (trad. Bollack)

 

Chacun connaît le droit et ce qu’il signifie du fait qu’il appartient à une société. Le droit revient alors à un fait de coutume. Or, une telle signification ne va pas de soi. En effet, toute signification engage un espace de parole et non les faits. On peut donc considérer qu’il n’y a de droit qu’à partir du moment où la parole fonde une communauté sur autre chose qu’un fait. Mais sur quoi peut-on fonder le droit si ce n’est sur des faits ? Comment en vient-on à poser une règle de droit sans déjà présupposer une forme antérieure qui permette d’en comprendre le sens ?

Si le droit commence avec la parole, on ne pourra pas plus parler d’un droit qui serait en-deçà (un droit animal ou brutal) que d’un droit qui serait au-delà (un droit céleste ou divin). Le droit est, sinon une forme explicite, du moins une tradition implicite, qui règle les conflits présents en toute communauté. Ce qu’on appelle un « droit naturel », qui précéderait toute déclaration, ne peut représenter qu’un état de société où les hommes en ont déjà intériorisé le principe. Un tel droit naturel ne peut être perçu qu’à travers l’histoire de la communauté réelle qui l’a établi, à travers des formes conventionnelles, des « institutions », sans lesquelles la notion même de droit ne saurait exister.

 

1° On distinguera nettement ce qui relève de l’ordre de la nécessité naturelle et ce qui relève de la tradition & des mœurs. Les lois qu’une société se donne par la médiation d’un processus de société ne relève pas d’un donné immédiat : ni de la nature ni même de la coutume au sens de force présente & sacrée, mais comme le formulait Héraclite de « la loi qui se fait ». Le droit est la vie légale d’un peuple vivant, mais il ne se limite pas, comme Kant le faisait remarquer, à « ce que, dans un certain lieu et un certain temps, les lois prescrivent ou ont prescrit ». Outre les contraintes naturelles (défendre sa vie, son territoire, ses biens) qui ramènent l’homme à une nature corporelle déterminée par les besoins : vivre, manger, boire, dormir), il y a le peuple qui se bat pour défendre sa loi – c’est-à-dire sa vérité et sa vie. Cette loi est celle qu’il se donne. Elle ne représente pas l’accord fragile des discours, le consensus des circonstances ou des conflits d’intérêts, mais une forme nécessaire : un Etat où il se reconnaît, même si cet Etat n’est encore qu’une idée en marche. C’est l’idée d’une appartenance commune. Un tel sentiment d’identité fortifie la nature responsable, libre, agissante et pensante de l’individu : ce que Kant appelle « une loi générale de liberté ». Elle présuppose des arbitres : « on ne doit envisager que la forme dans le rapport des deux arbitres, et chercher uniquement si l’action de l’un peut s’accorder, suivant une loi générale, avec la liberté de l’autre. » Et s’accorder n’est pas s’accommoder, c’est participer d’une même moralité. La thèse que nous voulons soutenir est que l’état de droit est avant tout un état moral. Ce qui implique un enracinement subjectif à l’origine de toute forme juridique et non un état de fait.

 

2° La deuxième distinction tient à la nécessité d’un arbitrage. Quand les hommes ont reconnu cette nécessité pour vivre en commun, ce qu’on nomme État de droit a surgi : la communauté a pu trouver son législateur et les représentants légaux de l’ordre commun. Ne pas connaître cette nécessité est un retour à la terreur, l’action directe, la vengeance. C’est confondre le droit avec sa négation. Les hommes perdent leur pouvoir d’être représentés, arbitrés, et par suite toute liberté effective, car elle se trouve niée par le retour de la violence. En ce sens, Gœthe pouvait dire qu’entre l’injustice et le désordre, il préfère l’injustice. En effet, dans le désordre de l’immédiat comment pourrait-il y avoir un sens au terme de « droit » ? L’injustice, préférée un moment au désordre, a le sens de conserver la justice dans son négatif : in-justice. Le sentiment d’injustice préserve en effet l’idée de justice, mais laisser l’injustice  dominer  reconduit au désordre.

Les trois textes permettent d’approfondir la thèse que le droit c’est la morale vivante de « la loi qui se fait » : que Montesquieu illustre par la métaphore du cercle et des rayons égaux. Légalité et moralité sont distincts mais, comme la règle et le compas, ils sont les principes de la géométrie des lois.

 

A. Le problème de la fondation du Droit

 

La force ne saurait fonder le droit ; elle conduit au désordre des forces et à la tyrannie. Elle accentue les inégalités. Le plus fort n’est jamais assez fort parce que la force est limitée par une autre : toute action exercée s’appuie sur une autre. Quand il y a action, il y a réaction. Mais dans le domaine moral, c’est un peu différent. Le plus fort en appelle au droit car il cherche à être reconnu. Il en appelle toujours à son autre, c’est-à-dire le faible, le vaincu. Par conséquent la force n’est pas le droit, ne fait pas droit et ne saurait l’établir puisque le fort ne peut établir son pouvoir sans la reconnaissance des autres. Elle se renverse en faiblesse. Ainsi, Montesquieu montre que l’esclavage ne peut être un droit qu’en détruisant le principe même des lois : leur « esprit ». Hegel écrit que « la violence se détruit elle-même ; elle se manifeste comme une tentative d’annuler une violence par une violence. »

On aperçoit ainsi que la force n’a pas son principe dans la violence mais dans autre chose. La force n’est pas première et ne vaut que par le détour de l’injustice et du crime. Il faut être déjà sensible à la justice et au droit pour se sentir contraint par une force. Le droit peut n’être pas déclaré, il est déjà présent dès que des êtres s’affrontent. Dans ces conditions, Pascal peut bien dire que la seule possibilité est de mettre ensemble la justice et la force. Mais comment peut-il en conclure qu’on a fait que ce qui est fort fût juste ? Que signifie cette thèse ? Et comment la réfuter ?

I. Pascal

Pensées, fragment 103, Raison des effets

Comment Pascal en arrive-t-il à  l’idée d’une justification de la force ?

N’est-ce pas placer le droit après la force et risquer de le rendre injuste ?

 

 « Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants ; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste.

La justice est sujette à dispute, la force est très reconnaissable et sans dispute. Aussi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et que c’était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. »

1ère indication de lecture :  la rhétorique semble l’emporter sur le raisonnement. Elle paraît imiter la force, et nous contraindre à en accepter les effets. Quel est le titre de l’ensemble du fragment ? Raison des effets. Il s’agit de voir si l’effet pourrait contenir une raison, et laquelle. L’effet aura-t-il raison contre la raison ? Ou bien quelle est la raison plus profonde ? En effet, nous sommes sur le plan de l’apparence et c’est elle qui commande. Soit. Cet habit c’est une force, et il est vrai qu’il intimide. Mais alors il n’y a pas de raison des effets comme il le prétend car là où il n’y a que l’immédiat, il n’y a rien de plus. « Qui s’accoutume à la foi la croit ». « Il faut s’abêtir ». Pascal met en avant ce qu’il appelle la machine, cad le corps, la nécessité naturelle, qui est alors plutôt à dompter (par la contrainte) qu’à éduquer (par l’intelligence). Mais peut-on faire l’impasse sur la raison ?

2ème indication de lecture, avec le relevé de quelques expressions.

Que pensez des formules suivantes ? « La justice sans force est contredite (...) la force sans la justice est accusée La justice est sujette à dispute, la force est sans dispute. La force a contredit la justice et a dit que c’était elle qui était juste. »

On voit surtout que tous ces termes se rapportent au discours, au fait de dire, disputer, contredire, accuser, etc. On pose alors la question : comment la force peut-elle « avoir dit » ou « contredit » quoique ce soit, d’une manière ou d’une autre, si elle est la force de l’apparence immédiate ?

 

1° Justifier les apparences

La justification n’est pas seulement d’imposer un ordre au désordre. L’ordre ne serait que le résultat d’une rigidité. Ce serait établir que par nature les êtres sont esclaves. Cela heurte la raison et détruit le droit. La loi n’est pas tout, il y a l’esprit des lois. Les lois positives sont quelque chose de rationnel qui rassemble les hommes et le droit est exercé par la raison, suivant ses lois. Un automate n’a pas de droit, il n’a que des mécanismes. Réduire la société à une mécanique revient à la nier.

Pour Pascal, justifier la force revient à intimider, impressionner par des manifestation de puissance, de pouvoir : l’habit, l’or, la pompe, etc. « Plus on a de bras, plus on est fort. Être brave, c’est montrer sa force » (95). Dans ce cas, la force c’est la foule, le nombre, le « gros animal » dont parle Platon au livre VI de la République. Mais le plus fort n’a que deux bras. « On appelle juste ce qu’il est force d’observer. » (85). Pascal cependant n’ignore pas que l’homme pense et raisonne : « l’homme fait lui seul une conversation intérieure, qu’il importe de bien régler. » (99). Mais « à force de lui dire... Et à force de se le dire à soi-même on se le fait croire. » Pascal parle de l’existence d’une « pensée de derrière » (90) mais il y a une accoutumance. La force de l’habitude amène la foi. En apprenant à respecter l’habit on apprend à respecter le pouvoir. Mais cela revient à considérer l’homme comme une simple nature à dresser, mettre sous tutelle, et retenir dans la minorité, comme dit Kant.

On obtient certes un ordre apparent mais rien ne garantit la justice derrière cette apparence, cad : rien ne soutient l’ordre établi. C’est donc l’apparence qui doit soutenir l’apparence et ainsi remplacer la justice, mais dans cette fonction, l’apparence se révèle injuste, superficielle et contradictoire. Un troupeau, une foule, une masse de bras ne fait pas un peuple et encore moins un souverain. L’image biblique du berger ne signifie pas la conduite physique, immédiate, elle signifie l’élévation spirituelle et la morale : la conscience qui éclaire et domine les pulsions. Il est superficiel de s’en tenir à la surface, au pouvoir et à l’autorité de la lettre. Le Christ, tenté par le désir de régner sur toute chose, ne répond-il pas : « l’homme ne vit pas que de pain. » Or, cela ne veut pas dire cette banalité qu’il faut dépasser la matière. Que l’homme transcende la matière c’est évident puisqu’il parle. A-t-on besoin d’une parole de sagesse pour l’apprendre ? Cela veut dire, puisque le pain est Christ, que l’homme ne vit pas que de moi, mais de sa propre liberté. L’homme ne vit d’aucune espèce de nécessité, matérielle ou spirituelle. Pour les vrais croyants, si l’Esprit souffle en l’homme, c’est qu’il est Dieu en acte et c’est pourquoi enchaîner l’homme c’est enchaîner Dieu, nier tout esprit. L’esprit ne souffre aucune servitude, fût-ce d’un Dieu. Car Dieu, en nous, n’est jamais « l’Autre » s’il est l’esprit qui souffle en chacun. C’est le mal qui inspire la servitude, l’abaissement devant des hommes ou des idoles, comme c’est le mal qui inspire de dominer la terre : il faut lui répondre que la nourriture de l’homme n’est pas la servitude mais la liberté de l’esprit.

 

2° Le discours n’est pas seulement un jeu des apparences : il y a le « vrai »

Pascal se limite à jouer sur les mots quand il glisse la force dans la justice pour mélanger les deux. Comment la force peut-elle se glisser dans une apparence fugitive ? La force a contredit la justice. Mais comment la force peut-elle dire ou contredire ? Pascal fait parler la force pour mettre la force et la justice sur le même plan afin qu’elles puissent s’opposer. Il a tout transporté sur le plan du discours et il pense que la rhétorique est une force égale ou supérieure au raisonnement. La force parle comme si la force était un langage : mais c’est une métaphore. En elle-même la force n’est pas le logos mais l’immédiat ; quand on passe au discours, on est dans une médiation. Pascal mélange des discours et des forces, mais ces deux éléments se distinguent. Ils ne sont pas sur le même plan : c’est le sophiste et le rhéteur qui mélangent les deux parce qu’ils s’appuient sur l’imagination des hommes : cad finalement leurs faiblesses, croyances et préjugés.

Il y a donc deux aspects de la force : active et passive et deux éléments où elle peut entrer. Exercée dans l’instant, elle ne peut durer. Mais elle peut être prévue. Le plus fort est le plus fort s’il parvient à susciter la crainte chez les autres. Il le reste s’il parvient à la prolonger. Mais comment le peut-il ? Si c’est par un discours, il faut qu’il soit entendu et entendre un discours n’est pas l’équivalent de craindre une puissance.

Une apparence réagit contre une autre, comme une bille en frappe une autre. Mais où situer la force du discours ? Pascal présuppose bien une retenue de la force mais il ne l’explique pas. Il ferait mieux de reconnaître, comme Aristote, le besoin de justice et d’équité qui existe chez les hommes, car ils se connaissent tous comme des êtres capables de raison. Là aussi est la force : prévoir ce qui peut arriver quand on s’y oppose. Mais justement Pascal veut l’ignorer parce que son but est de détruire la raison pour fonder l’ordre de la foi. Il refuse que la foi puisse être quelque chose de rationnel car Dieu est mystère.  Mais refuser toute raison, n’est-ce pas refuser à la création toute durée ? Or, si la raison est en toute chose, comment ne serait-elle pas aussi en l’homme ?

 

3° Les hommes manifestent un pouvoir qui va au-delà des apparences

Ils ont une volonté propre, libre de toute contrainte. Au milieu des forces, ils peuvent encore accepter ou refuser. L’obligation de suivre n’efface pas la raison de le faire. La « conversation intérieure qu’il importe de bien régler » est un autre plan que celui de l’immédiat. Bien régler une conversation nécessite davantage que la vie des apparences. Mais comme la volonté place sa liberté dans quelque chose d’autre, une possession ou une activité, elle peut par là subir des contraintes. L’homme peut se laisser contraindre par les choses, comme une chose extérieure, mais en lui-même il n’y est pas obligé. Si ce qui peut l’obliger est en lui-même, il n’est pas à rechercher ailleurs. On voit ainsi que même la faiblesse de toujours suivre les choses n’est pas dénuée de volonté et que c’est justement par cette faiblesse que la force se révèle. « J’ai été entraîné », dit-on, mais cette faiblesse était déjà un éclairage pour l’action, une possibilité de conscience que je n’ai pas suivie. On voit ainsi que « la force » est plutôt de se laisser entraîner « par faiblesse » et qu’elle ne peut exister que sur un fond de faiblesse. Comment peut-on parler alors d’une force fondatrice si elle présuppose la faiblesse ? Et le consentement est-il toujours faiblesse ?

La violence et la contrainte sont injustes au sens où, chez l’homme, l’état de violence immédiate est toujours déjà dépassé ou surmonté par le savoir qu’il en a. L’homme « sait » que l’autre va lui résister, dit Kant. Le droit tient sa réalité de ce savoir et il n’a absolument rien de « direct ». Le droit ne peut rien être s’il n’y a la connaissance qui prévoit les conséquences. Il faut donc distinguer la force ponctuelle, intermittente, et la puissance continue qui prédispose l’homme à être et agir selon ce qu’il sait. Si, dans son action même, la force peut être justifiée ce n’est pas par le fait immédiat mais par le savoir qu’elle implique déjà en s’exerçant. Le savoir ici n’est pas autre chose que la réalité qui réussit contre celle qui échoue. Si l’action a une puissance c’est parce qu’elle est accompagnée du savoir. Une action qui n’est pas précédée, et ouverte, par son concept reste aveugle. Pouvoir utiliser la puissance contre la force, c’est parvenir à équilibrer le moment ponctuel et le moment durable : cela exige un savoir que le simple pouvoir des apparences ne peut pas atteindre.  Ainsi Bergson définit l’homme d’action comme celui qui parvient à composer puissance et action : la tension de la pensée et la détente.

Le plus fort trouve sa force dans la crainte qu’il entretient chez l’autre. Selon Pascal, la force est installée sur le fond d’une faiblesse. Il confond faiblesse et consentement. Mais c’est au contraire parce qu’il n’est pas possible de justifier la force que le besoin apparaît d’entretenir et prolonger une puissance par la reconnaissance. Tandis que la force est ponctuelle et singulière la puissance est toujours partagée et continuée : c’est elle qui se communique et devient savoir. Si on appelle ceci « un droit », on renverse la force, car alors elle n’est plus dans le jeu des apparences mais dans la retenue d’un savoir qui implique le consentement et non plus la crainte. Si ce qui fortifie la justice n’est plus la crainte mais la puissance du consentement, on voit comment l’apparence n’est rien en soi sans le jeu des puissances mais il ne faut pas confondre puissance et force. A la puissance de faire il faut aussi ajouter celle de ne pas faire, tandis que la force reste extérieure.

 

 

II. Rousseau :

Du contrat social livre I chap. III (Nathan, pp. 289-291)

 

Pourquoi selon Rousseau la force ne peut-elle pas établir un droit ?

Quel argument paraît le plus frappant ?Lequel est le plus pertinent ?

 

« Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. De là le droit du plus fort, droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe : mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot ? La force est une puissance physique, je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté, c’est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir ?

Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu’il n’en résulte qu’un galimatias inexplicable. Car sitôt que c’est la force qui fait le droit, l’effet change avec la cause, toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu’on peut désobéir impunément, on le peut légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s’agit que de faire en sorte qu’on soit le plus fort. Or qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse ? S’il faut obéir par force on n’a pas besoin d’obéir par devoir, et si l’on n’est plus forcé d’obéir on n’y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n’ajoute rien à la force ; il ne signifie ici rien du tout. (...)

Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes. Ainsi ma question primitive revient toujours. »

 

1° Rousseau écarte la thèse qui réduit le droit à la force

Il distingue nettement deux ordres avec, d’un côté, ce qui appartient à la nécessité et, de l’autre, ce qui appartient à la moralité. On peut relever dans un premier temps tous les termes de l’opposition en deux colonnes : force et droit.

 

Ordre de la nécessité naturelle

Ordre de la volonté morale

force > obéissance

droit > devoir

puissance physique > nécessité

Moralité, volonté > liberté

désobéir impunément

légitimement

contraint par force (ext.)

obligé en conscience (int.)

 

La distinction est claire et nette entre les deux aspects de la force car elle agit soit sur le corps, physiquement, soit sur l’âme, moralement, et cela ne revient pas au même. Dans un cas il s’agit de contraintes subies et il n’y a plus que rapports de force ; dans l’autre il s’agit d’obligations ou de devoirs suivis ou non, mais toujours volontairement.

Ce qui rend légitime et valide la puissance n’est pas physique mais moral. Il reste le problème de lier le législatif à l’exécutif, cad la loi (obéissance intérieure, respect) à la puissance d’agir concrètement.

 

2° Pourquoi la question primitive revient-elle ?

Rousseau pose l’exigence de distinguer les mots et insiste sur le mot de droit qui reste à expliquer. La question primitive est de bien s’entendre sur les termes. Rousseau n’oppose pas exactement le droit et le fait, il parle plutôt de transformer la force en droit et la simple obéissance en devoir. Il perçoit bien la nécessité d’intérioriser la force et de la transformer. Le discours cette fois ne vient pas prolonger la force pour lui « ajouter » le terme de droit, mais ceci exige d’être interprété : « Ne nous expliquera-t-on jamais ce mot ? » « ce mot de droit n’ajoute rien à la force ».

Que fait donc ce mot de droit s’il n’ajoute rien au fait de régner ? Là encore il faut interpréter. Le mot n’est pas utilisé comme un masque qui pervertirait la réalité de l’acte, car ce serait dire que le mot est utilisé illégalement par celui qui détient le pouvoir. En réalité, le tyran reconnaît bien un domaine spécifique du droit mais il se place lui-même au-dessus. En faisant ainsi il fait que les lois ne sont pas universelles puisque lui peut les changer. Le pouvoir absolu du Monarque, qui est celui du plus fort, met ainsi le droit en contradiction avec lui-même. Il en appelle à un droit universel, que tous doivent respecter, mais pas  lui. Si le droit qu’il impose a besoin du consentement général, il est clair qu’il n’est pas lié à sa force particulière mais une forme universelle. Par suite, une force réservée à un seul, qui ne connaît aucun frein, est despotique et s’auto-contredit.

« La raison du plus fort est toujours la meilleure ». N’est-ce pas toujours elle qui l’emporte ? Mais là encore il y a deux cas à distinguer : la raison est-elle simple cause particulière qui s’appuie sur la violence ou bien une raison partagée avec tous. Quand la raison l’emporte, ce n’est pas là une cause ponctuelle, mais le résultat d’un consentement. La « raison » du plus fort n’est donc la meilleure que si elle a pu être établie avec d’autres. Autrement ce serait partir d’une comparaison des forces, puis brusquement la couper du reste comme si elle pouvait être absolument meilleure. Il est évident que « la meilleure » n’est pas un absolu, et dans cette formule vis-à-vis du pouvoir La Fontaine se révèle plus réfléchi qu’il n’y paraît. En réalité, si la raison du plus fort s’impose, c’est d’abord qu’elle n’est pas la seule, et qu’elle est relative à d’autres. Combien de temps ? On ne fera pas du « plus fort » une raison qui dure davantage que sa force.

 

3° Le partage du pouvoir et le partage des mots

La réponse vient dans l’ordre même du partage entre les mots que Rousseau distribue. Le partage des mots en deux catégories, nécessité et moralité, a ici a un sens fondateur : avec les mots les hommes communiquent et partagent le même droit au sens, c’est-à-dire au pouvoir d’en décider le contenu. Le droit n’est pas du côté de la nature physique et de la force immédiate mais du côté de l’échange et de la distribution des mots. Rousseau dans son Essai sur l’origine des langues montre que l’arbitraire n’est pas initial : en premier ne vient pas le besoin physique mais le partage du chant. C’est pour exprimer sa passion intérieure que l’homme parle et non pour assouvir un besoin extérieur. Cela ne signifie pas que la passion est supérieure à la raison, mais que la passion partagée a su créer les premiers mots. Si le chant précède la parole articulée dans la communication passionnée, la grammaire vient après le jeu de la communauté vivante. Rousseau célèbre la fête collective et la rêverie solitaire qui répondent aux deux tendances de l’homme de se rassembler et aussi de s’isoler. Le langage n’est pas le résultat des forces mais une articulation réglée entre les individus. Avec la parole l’autre n’est pas directement atteint ou touché mais amené dans un milieu différent, où les actes ne sont pas exécutés mais désignés. La parole ménage ainsi un espace de réponse, où la volonté de l’autre peut se manifester. C’est pourquoi Rousseau distingue la force comme puissance physique et le droit comme puissance morale. La moralité est ainsi de laisser à l’autre l’espace d’un consentement. Là où en acceptant un tel « contrat », il peut reconnaître un devoir ou une obligation. Est-ce que ce contrat de communication et de socialité peut devenir un « contrat politique » ? La question reste posée mais il est certain que le passage à un état de droit présuppose un tel contrat implicite chez l’individu, car il en constitue le minimum. Que serait un droit qui ne pourrait être pensé et publié ? Ainsi, faire du droit un langage technique peut-il devenir une forme d’asservissement. On voit que le passage à l’ordre des mots est nécessaire mais pas suffisant, car il risque d’induire une servitude.

On comprend mieux au 2°§ la force du raisonnement. Le mot n’est pas dénué de pouvoir, à l’instar de la force qui est supposée toute puissante. Avec le primat de la force, Rousseau sanctionne un renversement. L’effet change avec la cause et il n’y a plus qu’une succession de forces indifférentes. La négation est totale, il ne reste rien de la précédente distinction. Aucun sens :  avec la force c’est le règne de l’absurde. Mais si le sens s’efface, aucun droit ne peut s’installer. Rien ne peut venir prolonger la force momentanée, et le droit se perd sitôt apparu. Aucun contenu ne peut subsister. C’est alors le langage lui-même qui est insensé. Les sens se perdent et l’on ne voit même plus pourquoi « un mot » existerait. En perdant le sens des mots, on vide le sens des actes. Tout étant licite rien n’est permis et la liberté disparaît. Or, « la vraie liberté n’est jamais destructive d’elle-même », écrit Rousseau (Lettres de la Montagne). En privant le mot droit de tout contenu effectif, en lui faisant signifier seulement une force qui en chasse une autre, on prive la moralité de tout contenu en ôtant la liberté à la volonté. Il paraît clair ainsi qu’on ne peut séparer les notions de droit, raison et liberté. En perdre une seule revient du même coup à perdre les autres. Elles sont indissociables.

Outre la forme, qui doit manifester l’universalité, comme le déclare Kant, il est important en matière juridique d’entrer dans les contenus, car c’est le sens et le contenu qui apportent l’universel, tandis que l’usage des mots peut-être falsifié. En effet, c’est toujours quelqu’un qui parle dans une situation concrète, et par suite on ne saurait fixer les mots de façon absolue. De même, les choses évoluent. Le droit ne saurait donc s’accomplir qu’en tenant compte de la communauté vivante et agissante. On en vient ainsi au texte de Hegel qui trace le passage du droit à la moralité.

 

 

B. Le problème de la violence et de la négation du droit

 

A. Hegel

Principes de la philosophie du droit, §.102 et addition.

En quoi la vengeance est-elle une violation du droit ?

 

« Dans cette sphère de l’immédiateté du droit, la suppression du crime est sous sa forme primitive vengeance. Selon son contenu, la vengeance est juste, dans la mesure où elle est la loi du talion. Mais, selon sa forme, elle est l’action d’une volonté subjective, qui peut placer son infinité dans toute violation de son droit et qui, par suite, n’est juste que d’une manière contin­gente, de même que, pour autrui, elle n’est qu’une volonté particulière. Du fait même qu’elle est l’action positive d’une volonté particulière, la vengeance devient une nouvelle violation du droit : par cette contradiction elle s’engage dans un processus qui se poursuit indéfiniment et se transmet de génération en génération, et cela, sans limite.

Addition. Le châtiment prend toujours la forme de la vengeance dans un état de la société où n’existent encore ni juges ni lois. La vengeance reste insuffisante car elle est l’action d’une volonté subjective et, de ce fait, n’est pas conforme à son contenu. Les personnes qui composent un tribunal sont certes encore des personnes, mais leur volonté est la volonté universelle de la loi, et elles ne veulent rien introduire dans la peine qui ne soit pas dans la nature de la chose.

Pour celui qui a été victime d’un crime ou d’un délit, par contre, la violation du droit n’apparaît pas dans ses limites quantitatives et qualitatives. C’est pourquoi celui qui a été lésé peut être sans mesure quand il use de représailles, ce qui peut conduire à une nouvelle violation du droit. La vengeance est perpétuelle et sans fin chez les peuples non civilisés. »

 

La lecture manifeste une contradiction entre la forme et le contenu de la vengeance. On en déduit que le droit, lui, doit permettre une réconciliation. À la question posée sur la violation du droit, on répond en cherchant à mieux caractériser la violence, et la vengeance en particulier, pour nous demander en quoi « elle reste insuffisante », et de quel point de vue. La réponse de Hegel est claire, dans la dernière phrase, et elle est répétée dans l’addition. La vengeance est « sans limite » et elle est « excessive ». Il n’y a rien qui puisse la freiner si ce n’est « le droit ». Mais où est-il ?

On peut diviser le commentaire en deux parties : pourquoi la vengeance est-elle « sans limite » ? et pourquoi est-elle fatalement en excès ?

Cela revient à expliquer la contradiction qui est le moteur de la vengeance. Elle présente toujours 1° un conflit interne entre le particulier et le général, le « pour moi » (être singulier) et le « pour tous », (être universel et droit de chacun). Il y a collusion entre les deux : car c’est “mon droit” qui est atteint quand je crie “justice”. Et 2° la résolution de cette contradiction, comment et où elle peut se résoudre, nécessite un changement de plan. On passe de l’action immédiate au jugement sur cette action. Comment ? Par le moyen d’une procédure, le tribunal. La réponse se fait en deux temps :

I. La contradiction : le problème posé par la vengeance. Hegel distingue le contenu et la forme de l’action, c’est-à-dire le désir de vengeance et l’acte lui-même, saisi d’après la forme qu’il adopte.

II. La résolution : la solution qu’il apporte par la médiation d’une institution objective. La nécessité du jugement en tant que procédure distincte qui relève toutes les actions sous l’arbitrage des juges qui les évaluent.

 

I. La contradiction interne des forces qui s’affrontent

Hegel distingue le contenu et la forme de l’action. Il montre que la vengeance n’a qu’une rationalité limitée dans l’individu. Elle vise à supprimer une injustice et en ce sens est juste, car c’est la recherche d’une réparation. Elle poursuit le coupable pour lui faire payer sa dette, son crime et vise un retour à l’équité.

On a 1° un désir de vengeance contenu en nous qui pousse 2° à l’acte de se venger qui est une forme de réparation. Le tout vise le rétablissement de l’intégrité.

1° Le contenu :

Le désir de supprimer une blessure et de la compenser est juste. C’est un état intérieur qui est la sensation d’une privation du droit. Le droit est ici le sentiment d’une consistance d’être en rapport aux autres êtres. L’être humain est sensible à l’injustice parce qu’il possède une plénitude de droit qu’il reconnaît en lui. Ce qui pousse à la vengeance correspond chez lui à un manque. La plénitude a été rompue. Il a le désir de supprimer une altération. Il voit que la cause est dans l’autre, à l’extérieur, l’autre devient coupable, celui qui aurait dû répondre à la plénitude et la respecter, or il ne l’a pas fait. Le contenu est juste en lui-même, car il désire réparation de l’intériorité déchirée du fait de l’autre, il cherche la compensation, mais il y a cette aliénation qui pousse à l’acte, ce déséquilibre qui fait rechercher à l’extérieur la compensation d’un mal qui est intérieur. On en arrive ainsi à l’acte, c’est-à-dire la forme de la réparation

2° La forme

L’acte de vengeance répète le crime et est injuste. Je prétends réparer moi-même, pratiquer l’injustice équivalente sur l’autre, œil pour œil. J’appelle “juste” la répétition du crime. C’est « moi » qui opère l’injustice, directement. L’autre est réduit au simple objet contre lequel j’exerce une violence. Il n’a rien à dire, rien à être d’autre que le support de la haine. Aucun respect ni de soi ni de l’autre ne peut se former car la vengeance interdit toute reconnaissance et par suite n’a aucune dignité réelle, aucune valeur. Elle est injuste.

• D’abord, je me suis vengé sans rien obtenir d’autre que la répétition du crime et la réparation est donc fausse. Elle ne répare rien en moi-même.

• Ensuite l’autre a été nié d’avance, il n’a pas été rendu responsable en lui-même puisque j’ai devancé toute espèce de jugement pour lui réapporter le crime.

Il est clair en conséquence que l’injustice demeure, en lui et en moi. Ainsi, la vengeance n’a rien résolu par l’action directe menée à l’extérieur. Elle reste insuffisante et l’on comprend que la réparation d’un mal intérieur ne peut être faite par un mal extérieur. La vengeance poursuit le même contenu de violence chez l’autre, sans atteindre la réparation pour l’un et pour l’autre ; elle recherche une identité dans l’intensité et l’extension, la quantité et la qualité mais ne peut y parvenir. Dans la forme de son acte, elle viole donc à chaque fois le droit qu’elle définit pourtant comme plénitude, et cette violation ne connaît pas de terme puisqu’elle réamorce l’injustice dans « sa » justice .

Comme toute action aveugle et directe, la vengeance se limite à entretenir et attiser les haines, les blessures. Elle conduit au désordre général que seule une nouvelle injustice, plus grande, pourrait vaincre. Si les rapports de force ne trouvent aucun autre lieu que l’action pour s’affronter il est à craindre que jamais l’homme ne parviennent à surmonter la guerre et la haine. D’où la nécessité d’un jugement qui s’exerce indépendamment des victimes et d’une structure qui le permette. D’où la nécessité de l’arbitrage.

Au § 103, suivant, Hegel écrit : « Mettre fin à cette contradiction qui a sa source dans la manière de supprimer la violation du droit, c’est exiger une justice délivrée de la forme subjective, qui ne soit plus vengeance, mais châtiment. »

 

II. Le jugement en tant que procédure objective et son institution

 

La seule réparation possible est d’avoir lieu sur un autre terrain que l’immédiat parce que c’est seulement ainsi qu’une évaluation des crimes et des châtiments peut se faire. On passe alors du droit du sang au pouvoir des mots, c’est-à-dire au droit prononcé par un tribunal. On passe de l’action directe à l’action voulue, réfléchie, de l’impulsion à la mesure. Par exemple, avec Eschyle, dans l’Orestie, on voit la représentation des Erinyes (les vengeresses) transfigurées en Euménides (les bienveillantes). Comment expliquer cette métamorphose des « justices  vengeresses » en une justice équitable ?

Avec la vengeance, l’action injuste se répète sans fin. Rien ne garantit le passage à l’acte, la forme est variable, hasardeuse, livrée aux colères ponctuelles et aux forces chaotiques des individus. L’exigence est donc de pouvoir réellement mesurer une forme approprié pour l’acte, c’est-à-dire :

• arrêter le cours de l’action, suspendre les forces, les haines, les désirs de vengeance en les subordonnant à un autre principe d’expression que celui de l’action violente, ceci afin de

• transposer le combat dans une autre sphère : « C’est la violence qu’il faut éteindre, plus encore que l’incendie » dit Héraclite. Quand le combat et la guerre sont omniprésents, c’est alors que se fait sentir l’exigence, non pas d’abord de la paix, mais de changer la forme du combat afin de le prolonger sur une autre scène, une scène qui puisse le représenter afin de l’évaluer. On passe ainsi des principes personnels, du droit des familles et des clans, des maximes et des règles particulières à quelque chose de plus universel et qui se rapproche d’une forme que chacun reconnaît. La Dikè remplace la Thémis.

 

On écoute les deux parties, mesure les dommages pour les réparer. La peine n’est plus infligée pour elle-même, comme un mal qui répond au mal, mais après un jugement qui en fait un châtiment. Ce terme signifie une correction. Quelque chose est corrigé parce qu’en réalité il ne peut plus être effacé. L’innocence a déjà été perdue. L’important est que cette forme manifeste quelque chose de rationnel : une mesure a été prise par le jeu d’une procédure objective. Elle n’est plus subjective, personnelle, mais raisonnée, générale. Chaque partie a manifesté la forme de son raisonnement, son intelligence de l’action. L’action n’est donc plus directe mais représentée selon un ordre logique. Il y a ce qui vient avant et ce qui vient après. Avant, le crime est retenu au passé. Il est dépassé par le stade présent et ce qui vient après est le jugement rendu, une action civile et non plus privée. On voit comme le temps permet d’inscrire le passage de la nature à l’histoire et au droit.

Dorénavant l’action n’est plus aveugle, elle a été précédée par une raison, une évaluation positive, manifestée, et non plus négative. Le jugement a converti la forme injuste et particulière de l’action en forme juste et générale. Le droit en tant qu’esprit est prononcé et affirmé comme valable pour tous, universel, certes mais parce qu’il a été temporalisé, intégré dans un ordre historique.

 

B. Synthèse : le « tribunal »

 

Tandis que la vengeance ne fait que répéter l’injustice dans l’autre, sans pouvoir ni la résorber ni poser un élément stable, le tribunal apparaît comme un moment décisif dans le devenir des sociétés. Il est le seul lieu vrai où la forme de l’action peut être justifiée et prononcée dans un ordre universel. La loi apparaît ainsi comme une procédure de médiation. On voit que ce n’est pas la force qui est justifiée mais au contraire la justice qui est fortifiée par la forme du tribunal.

En effet, le tribunal suspend toute violence et maintient le crime au passé. Il permet à chacun de mesurer et de reconnaître un droit. Le criminel y trouve aussi la possibilité de se reconnaître coupable et de mériter le châtiment qui répare l’injustice. Il apprend ainsi qu’il peut dépasser son action immédiate, se racheter et retrouver des droits. Là est l’enjeu d’un état fondé sur le droit, et non la force.

 

Mais il ne faut pas s’imaginer que le tribunal ne jugerait que les coupables et qu’en dehors des délits qu’il sanctionne, le monde serait innocent. Sa vérité n’est pas de partager la société entre les innocents et les coupables mais d’éclairer le sens d’une culpabilité et son “degré”. Il ne se comporte pas négativement vis-à-vis de l’accusé mais s’efforce de mesurer et d’équilibrer les fautes.

En vérité, personne n’est innocent. « Innocente est donc seulement l’absence d’opération, écrit Hegel, l’être d’une pierre et pas même celui d’un enfant. »

Comment en effet vivre parmi les autres et ne pas agir & réagir ?

Toute pensée implique déjà son action et, dans la mesure où je me détermine toujours face à l’autre, je dois nier l’autre côté pour affirmer le mien. Antigone a raison du point de vue du droit qui lui incombe d’ensevelir son frère, mais Créon aussi a raison, du point de vue de la cité de rejeter son ennemi hors des murs. Choisir l’un est nier l’autre. Il n’y a donc pas de position innocente ; ainsi le conflit précède et accompagne le droit sans que l’on puisse poser une innocence.

 

Comment alors interpréter le crime s’il n’y a pas d’innocence ?

D’une part, il faut bien que le délit soit perceptible avant qu’il n’apparaisse comme chose à juger. Ainsi le droit semble précéder la violence.

D’autre part, il ne peut être jugé que dans l’ordre des mots et le crime précède nécessairement le jugement, puisque ce sont les faits qui sont jugés.

Comment dépasser un tel cercle ?

Dans l’Eutyphron, Platon nous représente une bien étrange cause. Le fils vient accuser son père d’impiété tout en se glorifiant lui-même d’être pieux. Socrate l’interroge sur la piété. N’est-elle donc pas aussi filiale ? Où se situe le crime dans un tel labyrinthe ? Est-il d’accuser un père ou de ne pas respecter le culte ?

La réponse est historique. Elle doit tenir compte d’une évolution dans la vie sociale et dans la loi qui se fait. La loi en effet n’est jamais un absolu puisqu’elle a pour fonction d’entrer dans le tribunal : permettre un jugement et le guider.

 

« Le crime écrit Hegel est une rationalité vieillie »

 

Il est 1° une rationalité à part entière mais 2° qui est maintenue au passé par un état de droit. Autrement dit, il faut entendre que la loi est un devenir de la raison humaine et non pas une vérité éternelle. Il y a de constant que les hommes se donnent toujours des règles, des codes et des lois, mais le contenu de ces lois, codes et règles varient. Il faut donc distinguer la forme universelle et le contenu qui est nécessairement particulier puisqu’il dépend d’un état des choses historique.

Ainsi, la vengeance reste insuffisante car elle est une rationalité limitée à l’individu et 2° vieillie face à la rationalité en devenir que représente pour l’homme l’état de droit. En effet, les lois ont dépassé le particulier et ne s’adressent plus qu’à l’être qui possède en lui-même un droit universel : et ce droit est celui d’être arbitré. L’Etat de droit est un état qui a dépassé l’action directe et donc la vengeance.

 

Alain définit le droit comme « ce qui est reconnu comme tel, approuvé, prononcé par un pouvoir en position d’arbitre. Faute de quoi il n’y a jamais qu’un état de fait. » Par suite, l’essentiel dans le droit réside dans sa déclaration. « un droit doit être dit et prolamé pour avoir valeur de droit. »  Mais quel pouvoir aura le droit de se placer en position d’arbitre, et décider en lieu et place des différents partis ? Doit-il être envisagé comme une instance extérieure : absolue, universelle et transcendante comme le pouvoir de Dieu ? Doit-il au contraire être pensé comme une instance intérieure à l’être libre, relative aux sujets et au temps, immanente et particulière ?

C’est là un vieux débat qui n’est peut-être pas bien formulé, car l’on oppose diamétralement l’individu et le droit. Or, il n’y a aucun individu pensable en dehors de sa relation à l’autre, et un droit posé (positif et formel)  n’a jamais été suffisant pour créer les conditions d’une société de justice.

 

On peut donc résoudre le problème en dialectisant les deux aspects. Puisque l’homme est inséparable d’un droit absolu (qui représente sa liberté intérieure, de conscience et d’acte) et puisque d’autre part la loi est pour l’homme et non pour un Dieu, il est clair que les deux concepts, droit & liberté, sont inséparables. C’est dans la liberté qu’il faut penser le droit et selon le droit que la liberté peut exister. D’un côté, subjectivement, il y a l’idée de l’idée de justice : la moralité qui est enseignée aux hommes par leur vie concrète elle-même. De l’autre, il y a les codes et les lois qui permettent, objectivement, de corriger les comportements.

 

Si l’on convertit toujours (subjectivement = en nous) la forme de la maxime à la loi universelle (qui est posé, écrite objectivement) c’est parce que la forme est le résultat des mouvements qui s’expriment, et non un formalisme. « La raison est en elle-même législatrice » dit Kant. On ne saurait la dissocier du droit et prétendre par exemple que le droit pourrait être sans raison, arbitraire, jouet du hasard ou des humeurs de la personne. Comme la raison, le droit se doit d’être rationnel dans sa partie formulée & objective, même s’il garde nécessairement un aspect subjectif, du fait qu’il est enraciné dans la personne et qu’il a pour sens justement de constituer l’individu en personne = sujet libre parmi les autres.

Hegel reconnaît dans les juges des personnes, c’est-à-dire des sujets libres et par conséquent faillibles, mais l’essentiel est qu’ils soient tournés vers l’universel, qu’ils soient des arbitres et qu’ils « ne veulent rien introduire dans la peine qui ne soit pas dans la nature de la chose. »  Dans le juge, l’on ne reconnaît pour véritable que ce qui est légal : il est l’organe des lois, dit Rousseau, leur ministre : il arbitre les choses au sens où il se règle sur les lois, et donc l’universel, non au sens où il déciderait en souverain arbitraire. La médiation de l’universel est absolument nécessaire.

 

Pour la victime, le risque serait qu’il ne puisse séparer son droit particulier du droit de tous. En effet, il tend à examiner la chose de son point de vue et non depuis sa forme universelle, parce qu’elle le concerne en personne. Pour que le détachement existe, il est nécessaire de poser une institution qui le permette, et cette institution est le tribunal.

 

Un exemple est l’enlèvement des Sabines. Le comportement des Romains était rationnel, parce qu’ils n’avaient pas de femmes. Mais le crime se tient dans le vieillissement de cette rationalité, car elle ne correspond plus à l’épanouissement du moment. Les hommes sont parvenus à un état plus civilisé. Cet enlèvement est donc saisi ultérieurement comme un viol. Quand la raison est apparu, les formes anciennes de comportement, qui ont pu être rationnelles en leur temps, avec leur justice propre, devenant vieillies, apparaissent comme des crimes. La rationalité est toujours là comme contenu mais la forme de la réalisation a changé. Il en va de même avec le sacrifice religieux. Il s’est spiritualisé : l’on est passé du sacrifice à la communion. L’acte meurtrier disparaît dans une forme qui le remplace. Le sacrifice d’Abraham avait aussi un tel sens, un bélier a remplacé le fils.

On voit ainsi que le droit est intimement lié à l’esprit qui l’a intériorisé et non à la force des apparences et des actes d’intimidation. Il présuppose une éducation qui est la marque historique d’un peuple. Le droit représente ainsi la mémoire des comportements humains, comment ils ont évolué en suivant ce qu’on appelle la civilisation : un processus moral et non pas technique, qui reste cependant fragile et menacé par le retour de la violence et des crimes. Ce processus a pour fin d’amener l’homme d’un état de sauvagerie à l’état de liberté civile.