LE DISCOURS DE LA MÉTHODE

Le Discours de la méthode envisagé d'un point de vue politique se présente comme une sorte de justification de l'attente : d'un point de vue scientifique, en effet il n'est possible que de commencer un savoir. Or, d'un point de vue scientifique a-t-on le droit de renverser un édifice social tant qu'un savoir est inaccompli ? Les règles de prudence de Descartes ne doivent pas être interprétées comme une forme de recul, mais bien plutôt comme les conditions d'une recherche, une fois le commencement véritablement assuré.

DES LIMITES D'UNE FORMATION À LA POSSIBILITÉ D'UN AFFRANCHISSEMENT

La première partie du Discours se présente comme une revue des disciplines que l'on enseignait dans la meilleure école d'Europe. Lié à la contre-réforme, le collège de La Flèche essayait en effet de transmettre une connaissance précise des grands textes de l'Antiquité, en y ajoutant certaines acquisitions de mathématiques. Or, le propos de Descartes est de récuser la transmission même de la culture, et au-delà même de la transmission de la culture, de récuser les disciplines elles-mêmes en raison de leur manque de fondement. Mais au-delà de ce rejet apparent, au-delà de cette volonté de détachement, comment Descartes peut-il constituer une critique ? D'où peut-il se placer pour récuser une transmission et une culture ?

1. La possibilité d'une critique

a) La présentation indirecte d'un lieu critique

L'analyse du bon sens qui ouvre la première partie ne doit pas être comprise comme la simple confirmation d'une capacité ou d'un pouvoir commun aux hommes. Si Descartes commence par définir le bon sens c'est qu'il a besoin de définir le lieu d'où il se place pour juger l'enseignement de La Flèche. Que signifie alors le bon sens comme lieu critique ? L'appel au bon sens congédie à la lettre (physiquement ) le savoir. Il détache le lecteur (nous ) de toute acquisition, de toute culture, au nom même d'une capacité qui est supposée universelle. Seule importe cette sorte de conversion radicale vis-à-vis du savoir. Mais, ce faisant, Descartes ne substitue-t-il pas des présupposés subjectifs à des présupposés objectifs ( savoirs & connaissances) ? Ceux-ci possèdent en effet, par-delà le bon sens, un aspect quasi-classique :" Tout le monde sait " : appel traditionnel de ceux qui veulent prendre le profane comme l'incarnation d'une pensée vivante contre le docte. C'est ainsi que l'on oppose l'idiot au pédant, Eudoxe à Epistémon, la bonne volonté au texte, l'homme particulier doué de sa seule pensée naturelle à l'homme perverti par les généralités de son temps. N.B. : C'est une tradition déjà présente dans la Renaissance italienne. Ex : Pétrarque, dans Sur mon ignorance et celle de beaucoup d'autres, qui écrit " Mettre plus de temps pour désapprendre qu'on en met pour apprendre. " Salutati défend aussi le droit de l'ignorance et le Cardinal Nicolas de Cuse écrit le De Idiotia, dans lequel il récuse Aristote et donne des pensées totalement différentes. La pensée apparaît, si l'on en croit cette tradition, comme une possibilité qui s'exerce mieux à l'état naturel en quelque sorte. En somme, ce qu'il s'agit de retrouver, c'est une sorte d'exercice naturel de la pensée, une faculté spontanément douée par le vrai ; sous le double aspect d'une bonne volonté du penseur et d'une nature droite de la pensée. Ainsi, conçu l'exercice de la pensée est pré-philosophique et il fonde implicitement la possibilité même de la philosophie et le commencement du savoir. Cette double requête, nature droite & bonne volonté, sera ultérieurement complétée par une troisième. Il sera admis plus tard que, pour tout à chacun, l'identité de l'objet se trouve dans l'unité d'un sujet pensant. Le sens commun est ainsi concordia facultatum dans une unité, celle du sujet. Ce qui est important dès le départ, c'est simplement ce triple appel : à une bonne volonté, à une nature droite et à une sorte d'unité fondée sur le pouvoir même de la pensée. Ainsi, dès le début du Discours, le lecteur se trouve installé dans un lieu critique très particulier : Descartes le rend en quelque sorte complice dans le partage, contre ceux qui sont les mauvais détenteurs d'un savoir incomplet et infondé. Mais le lecteur est invité à reconnaître - indirectement - qu'il possède des pouvoirs dont l'origine n' est même pas analysée. Il n' y a encore aucun soupçon de ce que peut être l'exercice de la pensée. (p.25)

b) La présentation complémentaires des certitudes immédiates

Descartes repousse, et invite le lecteur à repousser, non seulement l'autorité de la lecture, mais aussi l'ensemble des certitudes immédiates, certitudes d'ordre psychologiques. En effet, pareilles certitudes donnent l'illusion de posséder déjà la vérité. D'une manière générale, la certitude apparaît comme une sorte de pseudo-évidence qui peut engourdir l'esprit, le paralyser et ruiner tout effort de progression. Cette pseudo-évidence n'est pas seulement à concevoir au niveau du sensible ou des croyances reçues, mais au niveau même des raisonnements que l'on croit justes. C'est ainsi, que Descartes avouera : " Toutefois il peut se faire que je me trompe et ce n'est peut-être qu'un peu de cuivre et de verre que je prends pour de l'or et des diamants. " (pp. 27-28). Est-il possible de contraindre le lecteur dès le départ à rejeter les contraintes que fait peser sur l'exercice de la pensée les pseudo-évidences ? Est-il possible de l'engager à suivre une démarche qui, non seulement, exige le dépouillement du savoir, le renoncement à l'autorité de la culture, mais encore l'abandon des certitudes particulières ? Descartes ne proposera au lecteur ni une démonstration ni une intuition. Le lecteur est invité à écouter une histoire. La 2° condition d'une possibilité critique est donc de suivre une histoire, d'écouter un récit comme une fable. Nulle autorité n'intervient donc, en apparence du moins; Seule importe l'audition, la lecture d'un récit, que l'on suivra par plaisir et non par contrainte du raisonnement ou bien des formes culturelles. Mais ce qui n'est pas dit, ce qui fonctionne secrètement comme autorité inavouée, c'est le sens qui se trouve dans la conséquence indiquée de la lecture : " J'espère que cet écrit sera utile à quelques-uns..." Utile ? Mais en quel sens ? Dans la recherche de la vérité, sommes-nous ici obligés d'admettre. Ainsi dès que sont acceptés les premiers refus des certitudes quotidiennes, de l'autorité coutumière, nous sommes prévenus. Si la fable peut être lue, c'est que tout un chacun admet en même temps la valeur et donc la quête de ce qui n'est pas soupçonné dans son sens : la vérité. La vérité, dans cet aspect, ne doit pas être comprise sous le mode de la possession de vérités partielles que l'on posséderaient. Il ne s'agit nullement d'une rencontre sur un certain nombre de définitions communément acceptées (cf. Aristote : le vraisemblable) et qui seraient des embryons de science prêts à être nourris et développés. Ce qui est possédé en commun par Descartes et son lecteur : c'est le sens du mot vérité. L'installation est faite dans le sens de la vérité et absolument pas dans la commune maîtrise de l'une de ces vérités préalables. Fin de la compétence de celui qui sait.

c) La rencontre empirique du pluralisme ou le partage d'une déception

L'invitation à lire présuppose le partage d'un bon sens et l'acceptation du sens de la vérité. Mais encore faut-il que ce désir de vérité, qui ne semble lié qu'à la possession du sens d'un mot : " la vérité ", ne soit pas déjà pleinement satisfait. Autrement dit, il faut que le lecteur soit, d'une façon ou d'une autre, à distance de la possession de la vérité. C'est alors que l'énumération des différentes disciplines scolaires prend un sens radicalement nouveau : Descartes dessine le lieu d'une commune insatisfaction, qui n'est pas celle des doctes, ou du moins des " docteurs ", de ceux dont savoir et enseigner sont la profession. Le lieu de l'insatisfaction commune est d'ailleurs un lieu d'enseignement : La Flèche, où les meilleures familles de France envoyaient leurs enfants. Il en appelle presqu'à des souvenirs communs, étant bien entendu qu'en aucun cas il ne se trouve placé dans la situation même de ceux qui, à La Flèche, n'étaient pas élèves mais professeurs. Une réserve indique bien d'ailleurs ce caractère radical du détachement vis à vis de ce que nous avons appelé la possession et la transmission du savoir : " Je ne me sentais point, grâce à Dieu, de condition qui m'obligeât à faire métier de la science, pour le soulagement de ma fortune.." Traduisons : Il peut aisément se dispenser des lettres comme condition de survie matérielle et mode d'exercice d'une profession ; et s'il n'accepte plus l'autorité des précepteurs & maîtres, remarquons qu'il accepte pourtant celle des camps militaires parce qu'elle est plus légère à supporter (pour un homme de qualité) que la sujétion du savoir. Le long repos des hivernages lui permet d'exercer sa pensée de la façon la plus spontanée et la plus naturelle qui soit. Les dernières lignes de la première partie soulignent ce que la vie à l'étranger permet de remarquer : une infini variété de mœurs et de coutumes, une diversité empirique de croyances, qui redoublent la divergence des écrits théoriques. Ce que Descartes invite le lecteur à reconnaître, c'est qu'il existe un pluralisme théorique et pratique que dissimule la scolarisation. Dans la mesure où un enseignement est donné : il exclut ou il réconcilie. Dans les deux cas, le pluralisme est détruit. Le retour au monde et la découverte d'un nouveau pluralisme ne peut être rejeté mais doit être accepté, car il serait de mauvais ton de ne point adopter les façons et usages de ceux qui nous reçoivent ; c'est alors que se brise, se disloque le masque de cette fausse unité éducative. L'ancien écolier resonge à cette diversité irréductible d'opinions et de théories philosophiques que rien ne permet plus de supprimer. Non pas scepticisme, mais réserve de bon aloi, que le lecteur partage immédia-tement, s'il a reçu la même éducation et s'il peut partager le même mode de vie.

2. La généralisation d'un soupçon

La première partie du Discours se termine sur le thème même de la délivrance. Mais est-ce simplement une comparaison qui peut nous délivrer ? La généralisation d'un soupçon va faire apparaître tout ce qui n'est pas vraisemblable comme faux. Mais cet exercice exige que l'on habitue progressivement son esprit à une conversion de méthode. Dans la première partie, il n'est pas encore question des formes que cet exercice va prendre, mais simplement d'un projet, projet qui n'a pu être formé qu'après la définition, au moins provisoire, d'un lieu critique. Ce projet prend plusieurs aspects et ce qui paraît visé dans le soupçon du vraisem-blable, c'est l'ancien ordre des similitudes.

a) L'abandon des similitudes

Au delà du scepticisme, Descartes rejette tout un savoir fondé sur un jeu de correspondances. Le vraisemblable est ce qui paraît correspon-dre à la réalité de l'objet, ce qui n'est pas vu dans une pleine clarté, mais bien dans une sorte de comparaison. Or, nous savons que le savoir de la Renaissance était fondé sur tout un réseau de correspondances qui se déployaient à l'infini. Les correspondances se déployaient dans quatre directions : convenance, émulation, sympathie, analogie. Ainsi, le monde tout entier apparaissait à travers un système de compa-raisons ordonnées par ces quatre formes de ressemblance. Nous savons comment le monde, par elles, pouvait se replier sur lui-même, se redoubler ou se réfléchir. Ce monde ne pouvait être conçu que comme un univers marqué, dans lequel chaque chose apparaissait comme la signature d'une autre chose. L'univers était ainsi un monde foisonnant de marques ou d'indices qui faisait correspondre, dans un jeu infini, les parties les plus éloignées ou les plus dissemblables. (L'astrologie témoignait de cette mise en relation de parties de l'univers apparemment sans rapport entre elles). Or, littéralement parlant, nous savons que le règne des similitudes prend fin avec Don Quichotte. Sur le plan du savoir, les Regulae permettent de mieux comprendre les intuitions profondes du Discours. Dans les Regulae, l'âge du semblable est définitivement clos et même rejeté d'un trait du côté d'un savoir illusoire, sans rapport avec une appréhension méthodique des choses. Cette connaissance du monde, où tous les êtres pouvaient se rapprocher, au hasard des expériences, des traditions, ou des crédulités, devient totalement caduque. C'est ainsi que le semblable perd son rang de catégorie fondamentale du savoir et cette catégorie se trouve, de l'intérieur, disloquée en une analyse qui sera faite en termes d'identité et de différence. Ainsi, la règle 14 essaie de nous montrer quelles sont les difficultés de l'acte même de comparer : " Il sera avantageux pour le lecteur de concevoir toute connaissance qui ne s'obtient pas au moyen de l'intuition pure et simple d'un objet isolé, comme s'obtenant absolument par la comparaison de deux ou plusieurs objets entre eux… Toute l'industrie de la raison humaine consiste à préparer cette opération. " Préparer cette opération, c'est ne plus se fier aux similitudes mais, bien au contraire, rechercher comment le semblable peut être réduit, au nom d'une mesure mathématique de la différence. Ainsi, toujours dans la règle 14, Descartes précise: " L'industrie humaine ne consiste à autre chose qu'à transformer ces proportions de manière à voir clairement l'égalité qui existe entre ce qu'on cherche et ce qu'il y a de connu. Il faut noter ensuite que rien ne peut se ramener à cette égalité, si ce n'est ce qui comporte le plus et le moins et tout cela est compris sous le nom de grandeur. " Apparaissent les deux catégories rectrices du savoir : o l'identité (le plus et le moins) d'un côté ; o la différence, de l'autre. Le règne des similitudes est définitivement terminé. L'activité de l'esprit ne consistera plus à rapprocher des choses entre elles, à partir en quête de tout ce qui peut montrer une parenté, une attirance, mais au contraire à discerner le plus & moins. Il ne reste plus à établir que des identités et des degrés mathématiques de distinction. L'histoire et la science vont se trouver radicalement séparées. En effet, d'un côté, nous trouvons l'érudition de la lecture, la lecture des auteurs, le jeu de leurs opinions, de l'autre et en face, sans commune mesure avec l'histoire, nous trouvons les jugements assurés que nous pouvons faire avec le principe de l'identité et de la différence. Cela seul constitue la science, et " quand bien même nous aurions lu tous les raisonnements de Platon et d'Aristote, ce n'auraient pas été des sciences que nous aurions apprises mais de l'histoire. " (Reg. 3). Dès lors, le texte cesse de faire partie des origines et des formes passées de la vérité ; le langage n'est plus une des figures du monde, ni la signature, imposée aux choses depuis le fond des temps. La vérité trouve sa manifestation et son signe dans la seule perception évidente et distincte. Foucault conclut ce processus de réduction en nous disant : " Le langage paraît se retirer du milieu des êtres pour entrer dans son âge de transparence et de neutralité. " (Les mots et les choses )

b) La fonction d'une conversion

Le passage de la pseudo-évidence au domaine du faux correspond à un acte de volonté. Là encore, il ne s'agit nullement d'un acte de scepticisme au sens philosophique. Descartes n'est pas le sceptique qui, prit d'inquiétude au spectacle de divergences insurmontables entre les philosophies, se retirerait de la scène culturelle. En fait, Descartes, par un acte de volonté, décide de rejeter tout ce qui ne lui paraît pas rigoureusement fondé. C'est ainsi que dans ces Réponses aux 7° objections, il écrit : " Tout de même aussi, ceux qui n'ont jamais bien philosophé, ont diverses opinions en leur esprit qu'ils ont commencé à y amasser dès leur bas âge et appréhendent avec raison que la plupart ne soient pas vraies. Il s'efforce de les séparer d'avec les autres de peur que leur mélange ne les rende tout à fait incertaines et, pour ne point se tromper, il ne saurait mieux faire que de les rejeter une fois toutes ensemble, ni plus ni moins que si elles étaient toutes fausses et incertaines. " Exercice donc de volonté qui consiste à se priver même momentanément de ce qu'on croit juste et vrai. L'abrégé des Méditations renforce encore ce caractère volontaire du doute cartésien : " L'esprit, usant de sa propre liberté, suppose que toutes les choses ne sont point, de l'existence desquelles il a le moindre doute. " Descartes rapporte explicitement le caractère absolu de la supposition à l'usage du libre-arbitre, de l'esprit exerçant sa propre liberté. Il est donc impossible de confondre la conversion du vraisemblable en faux avec un quelconque scepticisme. Descartes n'est pas comparable à ceux qui, dans une certaine tradition moraliste, jugent trop incertaines les opinions des hommes pour pouvoir prendre parti. L'incertitude avait d'ailleurs comme corrélat l'impossibilité radicale d'un arrêt dans le soupçon. Le sceptique ne pouvait parvenir à une mise en question radicale et à un nouveau départ. Il se maintenait simplement dans l'incertitude. Plus exactement le scepticisme ne consiste pas à dire que tout est faux, affirmation qui en ferait un dogmatique à l'envers, le scepticisme consiste plutôt en une installation confortable dans l'incertitude. Or, Descartes ne s'installe justement pas dans l'incertitude ; bien au contraire, il a besoin d'une sorte de dogmatisme inversé pour essayer de ruiner le confort intellectuel qui naît d'un accommodement avec l'incertitude. Refusant toute complicité, c'est par un acte qui ne peut venir que de la volonté que Descartes rejette le vraisemblable, rejet qui par son trait radical va permettre la découverte d'un point de départ assuré. Non seulement le scepticisme est rejeté, mais encore une distinction est faite entre le plan de la spéculation et celui de l'action. Le philosophe sérieux est dispensé de s'arrêter aux aventures du sceptique qui accorde la vie à ses doutes : " Dans la conduite de la vie, ce serait une chose tout à fait ridicule, dit-il, de ne pas s'en rapporter au sens. " (Réponses aux premières objections). Descartes maintient toujours en toutes ses œuvres ce refus d'une assimilation trop rapide entre l'ordre de la spéculation et celui de l'action. Ainsi dit-il dans la préface des Principes : " D'où vient qu'on s'est moqué de ces sceptiques qui négligeaient jusqu'à tel point toutes les choses du monde que pour empêcher qu'ils ne se jetassent eux-mêmes dans des précipices, ils devraient être gardés par leurs amis. " Descartes fait allusion à la légende que Diogène rapporte de Pyrrhon. Faisant profession de scepticisme intégral, celui-ci n'évitait rien, ne se gardait de rien, supportait tout, au point d'être heurté par un char ou de tomber dans un trou lorsqu'il n'était pas protégé par ses amis qui l'accompagnaient. (Cf. Essais de Montaigne, chap. 12) Le plan de l'action est donc soigneusement préservé. Mais faut-il s'en étonner lorsque nous savons que tout ce qui relève d'une confrontation de textes est frappé par Descartes d'un total discrédit dès les Regulae ? Comme précédemment, le recours à la confrontation de textes ne peut jamais être le véritable objet de la réflexion cartésienne. Or, le scepticisme ne naissait-il pas, en grande partie, d'insolubles lectures parallèles ?

c) Le recours à l'intériorité

La première partie s'achève sur une confrontation d'un type nouveau : d'un côté le grand livre du monde, la somme des expériences que l'on peut extraire de voyages ou d'aventures militaires, et de l'autre, l'étude d'une intériorité : étudier en soi-même. Quelle est la valeur d'une pareille opposition ? S'agit-il simplement d'opposer la totalité des objets extérieurs à un tome privilégié du livre qui serait : " le moi " ? Pareille interprétation repose sur une sorte d'anachronisme culturel. On voudrait prêter à Descartes un souci qui ne correspond pas à son projet. On confond, ce faisant, sujet psychologique et sujet logique : l'ordre des évidences et l'ordre des désirs. Canguilhem, (in " Qu'est-ce que la psychologie ? ") souligne ce glissement insensible, responsable du passage d'une ascèse mathématique à une complaisance sur soi, incarnée par la différence entre Descartes et Maine de Biran (19° siècle, il inspire dans ses journaux intimes une grande partie des réflexions sur le Moi au 19°). Il n'est pas possible de comprendre le recours à une étude de soi comme cette réflexion plus ou moins complaisante sur les aventures d'un moi personnel, mais il n'est pas non plus possible de lier cette étude du moi à des conditions sociologiques et politiques d'existence. Descartes ne cherche nullement ce qu'on appellerait, en termes existentiels, sa situation ou sa condition. Il ne pourrait effectuer pareille recherche que s'il existait un champ social et un champ politique reconnus comme tels. Ce qui n'est pas le cas. Il faut interpréter le recours à l'étude de soi à travers la recherche du fondement du mode de présence des objets.

DE LA REQUÊTE D'UN COMMENCEMENT

AUX LIMITES D'UNE UNITÉ COMME FONDEMENT ABSOLU

Nous avons vu que, pour Descartes, il ne pouvait exister de véritable science de l'histoire, du moins, du lieu même où il se trouve. La conception du vrai exclut la possibilité d'une conception scientifique de l'histoire. Les Regulae interdisent de prêter la moindre foi scientifique aux querelles et aux discussions du passé : " Nous ne deviendrons pas philosophes pour avoir lus tous les raisonnements de Platon et d'Aristote. " Nous connaîtrons simplement une ou plusieurs histoires, cad ce qui ne peut en aucun cas être pensé comme science ni comme objet d'une science à constituer. Dès ce point de départ, nous constatons une différence de statut entre la science et la politique chez Descartes, par rapport à Machiavel. Car si le Prince est bien un enseignement politique, c'est par le biais des exemples historiques. Non pas des exemples au sens d'exemplaires en histoire, mais bien de cas qui, dans leur nombre même, ne renvoient qu'à eux et n'ont d'autres sens que celui requis par leur répétition. Le Prince d'ailleurs, à la différence du lecteur de Descartes, est invité à la fin du chap.14, à lire ce qui nous est refusé, les historiens : " Le prince doit lire les historiens, y considérer les actions des hommes illustres, examiner leur conduite dans la guerre, rechercher les causes de leur victoires et celles de leurs défaites. " Dans ce recours aux historiens chez Machiavel, dans ce retour aux causes et cette recherche historique, il n'existe pas de vraie transcendance - aucune valeur ne dépasse le résultat - " Dans les actions des hommes, ce que l'on considère, c'est le résultat. " Machiavel dira plus loin, magnifiquement, que " c'est le vulgaire qui fait le monde. "

1) L'exigence d'une unité

La première métaphore que Descartes utilise, implique par contre un refus de l'histoire : " Les bâtiments anciens, comme les villes anciennes, possèdent une histoire, portent inscrits en eux la trace des conflits, de reprises et d'efforts successifs. Comment pourraient-ils présenter cette beauté et cette cohérence de palais ou de camps qu'un seul architecte dessine ? " Déchiffrons cette métaphore du monument : Monument ancien -> Pluralité de projets -> Indéchiffrable Rupture ( fortune ) Monument neuf -> Unité de dessin -> Déchiffrement Camp (objet conçu) Descartes oppose aux désordres de l'histoire l'unité du plan.

a) La nécessité d'une exclusion

Une fois comprises les métaphores architecturales, Palais et villes introduisent une réflexion sur la culture et sur l'organisation juridique des sociétés. Cultures et systèmes juridiques portent toujours la marque d'une histoire, cad d'une diversité de projets. Cette diversité n'est ni rationnelle, ni objet d'une requête de la raison. Elle n'est pas rationnelle car elle répond à des intentions différentes qu'il est impossible d'analyser : " On dirait que c'est la fortune, plutôt que la volonté de quelques hommes usant de raison, qui les a ainsi disposées. " Et pourtant, constate-t-il, nous savons que ces intentions ont existé : il y a eu de tout temps, dit-il, quelques officiers qui ont eu la charge de prendre garde aux bâtiments des particuliers, mais nous sommes incapables de retrouver le sens de leurs intentions, de leurs prescriptions ou de leurs interdits. L'enquête de la raison n'est pas possible ; peut-être même n'existe-t-il pas de point commun entre ces divers projets que l'on rencontre comme autant d'accidents sans essence. Peut-être parce que la volonté, comme les Méditations métaphysiques (II) le dirons, excède la raison. La diversité est alors doublement sans raison, et notre vie historique n'est pas pour Descartes l'objet d'une recherche scientifique. Comment pourrait-il donc y avoir une science politique cartésienne ? Certes, nous connaissons des cas (rares) où l'unité de dessein est manifeste. Une supériorité éclate alors, mais il s'agit de cas qui sont en quelque sorte extérieurs à l'histoire. Royaume de France - histoire - histoires : diversité irréductible Sparte - sans Histoire - modèle : unité lisible Il est peut-être possible de déconstruire l'histoire d'une formation personnelle - sur le plan spéculatif, sinon sur le plan pratique. Serait-il possible de défaire l'histoire pour en arriver à une sorte d'origine personnelle ou à une sorte d'origine réelle ? Si l'on constate en effet que la diversité des histoires est irréductible et illisible, n'est-on pas tenté de refonder l'histoire elle-même et d'effectuer un double retour à l'origine ? Mais il est encore plus difficile de déconstruire l'histoire même de l'État et des institutions, comme d'ailleurs de découvrir une suite logique et cohérente de projets que l'on pourrait critiquer et remplacer. Si toute déconstruction implique une construction, comment le dessein d'une pareille constitution de l'État pourrait-il être découvert ? Descartes nous dit bien que ces grands corps sont malaisés à relever, une fois abattus. Pour quelle raison seraient-ils plus malaisés à relever que le savoir lui-même ? Ouvrir une histoire, pour Descartes, offre exactement le même problème que de défaire une histoire. Ouvrir une histoire, en effet, c'est nécessairement replacer la pensée, encore hésitante et tâtonnante, dans le monde parmi les autres. C'est d'une certaine façon vouloir un " nous " à la place d'un " je " : celui qui, nous l'avons vu, ne poursuivait que la seule recherche de ce qu'il pouvait trouver actuellement en lui. Ainsi, la possibilité théorique d'une réforme radicale de l'État - qui serait une nouvelle ouverture pour l'État - ne peut pas plus être admise que la première possibilité d'une lecture de l'histoire. Dans les deux cas, Descartes se heurte, de son point de vue à la même difficulté : retrouver avec autrui ce qui ne peut se réduire à des idées claires et distinctes, ce qui se présente comme confusion insurmontable. Serait-il donc de l'ordre de la science et de sa rationalité cartésienne de refuser son histoire même, et par là de méconnaître les conditions de sa production ? Par conséquent, d'ignorer toute politique ?

c ) Le sujet comme fond

L'isolement du sujet requis par la science n'a aucun rapport avec une quelconque liberté qui s'affirmerait comme la condition d'un bon exercice du penser. Il serait absurde d'interpréter l'affirmation cartésienne : bâtir sur un fond qui est à moi comme une preuve de l'individualisme au sens moderne de l'expression. Ce serait projeter des catégories radicalement étrangères sur son œuvre. Il ne s'agit pas pour Descartes de défendre les droits de l'individu ou de rechercher dans l'étude privée ce que la société ne saurait fournir. L'individu et la personne n'ont aucun rapport avec la conception du sujet ici présentée. Ce qu'il faut comprendre, c'est qu'il n'est pas possible de fonder la représentation, au sens scientifique de l'expression, sur autre chose qu'un terme extérieur à la représentation et qui la sous-tend: " le sujet ". Dans "L'époque des conceptions du monde ", Heidegger souligne l'erreur que nous ferions en confondant le recours au sujet avec un quelconque appel à la liberté: " On peut bien voir l'essence des Temps Modernes dans le fait que l'homme se libère des attaches du Moyen-Age pour trouver sa propre liberté. Mais cette caractérisation, juste, n'en reste pas moins superficielle. Le décisif, en effet, ce n'est pas que l'homme se soit émancipé d'anciennes attaches, mais que l'essence de l'homme change dans la mesure où il devient subjectum. " o refus de ''reformation '' (acceptation des pouvoirs institués) o refus du subjectivisme psy. (inexistence d'un individualisme) L'avènement du subjectum signifie donc que " ce " sur quoi désormais toute présence se fonde quant à sa manière d'être et à sa vérité n'est autre que " l'homme ". L' homme devient ainsi, mais sous son seul aspect logique, le fondement même de tout ce qui va apparaître et devenir objet de science. Nous assistons ainsi à un entrelacement de deux processus :

o le monde devient image conçue, tableau de représentation

o l'homme s'affirme de plus en plus comme sujet-fond (Grund).

L'homme devient ainsi le fond nécessaire pour toute mise en ordre. Descartes utilise un régime de métaphores : d'un côté la lumière, de l'autre la notion de trajet, paraissent servir de guide indirect au Discours. Ce régime de métaphores n'est pas sans intérêt car il montre que le détachement de Descartes n'est pas si radical. Il reste un rattachement dans l'exercice même de la langue à une tradition culturelle. (cf. rôle de la métaphore de la lumière traité par dans "mythologie blanche" Marges de la philosophie, Jacques Derrida). Sur le plan de la technique, on observe le retour d'une autorité qui ne se donne pas comme historique - autorité partielle de la logique, autorité partielle de certaines disciplines mathématiques (à travers certains types d'exercices pour la raison). L'exercice formel de la raison va développer son autorité en découvrant, dans la logique (1er cas), dans l'analyse des anciens (2ème cas), et dans l'algèbre (3ème cas), ce qui subsiste indépendamment de l'histoire. Cela ne saurait être confondu avec les textes poursuivis jusqu'à lui, car ces textes étaient soumis à une déperdition du sens et parfois à un vieillissement radical (rappel des Règles pour la direction de l'esprit, qu'il faut relire). On constate, dans ces trois cas, que Descartes met en relief un exercice qui aurait pu être manqué. Ce qui échappe à toute interprétation historique et aux différents jeux de la similitude est la possibilité de suivre l'ordre formel de l'identité et de la différence. Il est important de bien comprendre ce que l'extraction des règles permet de rejeter par l'effet d'une mise en ordre. Il ne s'agit pas, en effet, pour Descartes de simples mathématiques. Les règles de la méthodes sont applicables à tout champ d'objet qui se laisse soumettre à une mise en ordre par identité & différence. Les relations entre les termes seront toujours pensés sous la forme de l'ordre et de la mesure mais avec ce déséquilibre fondamental qui fait que l'on peut toujours ramener les problèmes de mesure au sujet lui-même: " Le rapport, dit Foucault, de toute connaissance à la mathesis (règle de calcul) se donne comme la possibilité d'établir entre les choses, même non mesurables, une succession ordonnée. En ce sens, l'analyse va prendre très vite valeur de méthode universelle. " Pour que s'exerce ainsi les règles du Discours de la méthode, il faut qu'une théorie du signe (implicite chez Descartes) permette aux tableaux de l'analyse d'être parfaitement lisibles. C'est pourquoi, à côté du Discours, dans la même perspective, nous découvrons une théorie du signe qui exclut toute possibilité d'interprétation, cad toute lecture - à la limite, les signes s'abolissent et le tableau apparaît avec une parfaite netteté sans plus. Ainsi dans la Logique de Port Royal, nous découvrons cette définition du signe : " Le signe enferme deux idées, l'une de la chose qu' il représente, l'autre de la chose représentée ; et sa nature consiste à exciter la première par la seconde. " C'est nous dire qu'il n'existe rien qui se loge entre la chose qui représente et la chose représentée : théorie duelle où nulle figure intermédiaire ne permet la possibilité même d'un commentaire. Dans le Discours physique de la parole, Gérard de Cordemoy (analyste cartésien de la parole) développe lui aussi une théorie duelle du signe, jusqu'à son extrême conséquence. La parole dans son aspect physique matériel est renvoyée à une science : celle qui est capable de saisir et d'ordonner les faits matériels : (res extensa cartesia). D'un autre côté, la parole comme idée échappe à toute contamination par l'usage des signes lorsque la transmission s'effectue dans les meilleures conditions - (res cogitans cartesia). Ce qui conduit Cordemoy à des difficultés insolubles comme la séparation des substances, et plus précisément au niveau de l'effet que peut produire un discours sur une conscience : par exemple avec la présentation du conflit entre deux conceptions de l'art oratoire chez Cicéron, dans le De Oratore. Tout ce qui fait apparaître le signe comme plus ou moins opaque, tout ce qui corrompt une théorie strictement duelle réintroduit des rapports de violence, donc l'histoire, et il est important de constater qu'appliquer aux langues la méthode cartésienne conduit à ignorer ou à réduire l'histoire. Ainsi, les grammaires générales, ou les travaux sur la langue du 17° siècle, ignorent ce que le 19° siècle fera brillamment apparaître : un enracinement gestuel de la langue, une dérivation des concepts à partir des métaphores (Nietzsche) Nous pouvons maintenant comprendre les limites du coup de force cartésien.

2) Les limites d'un coup de force

a) Les modes d'être de la représentation

Don Quichotte avait ouvert l'âge de la représentation. Nous avons avec lui le négatif du monde de la Renaissance. Les ressemblances et les signes ont dénoués leur vieille entente ; les similitudes déçoivent et ne conduisent qu'aux fantasmes et aux délires. Les choses demeurent dans leur identité ironique. Si l'âge de la Représentation commence avec Don Quichotte, on peut dire qu'il s'achève à la fin du 18° siècle par l'irruption d'éléments qui ne peuvent plus être représentés de façon claire par un tableau de signes : l'œuvre de Sade témoigne de cette limite. En effet, en elle, le désir commence à échapper à la représentation classique et si il y a encore du nommable c'est dans la mesure où Sade fige le désir dans la répétition de tableaux immobiles. Plus profondément encore, avec les premiers économistes, Adam Smith en particulier, une nouvelle conception du besoin apparaît. Elle entraîne indirectement la ruine de la conception classique de la marchandise. Ce que les hommes vont échanger, dès Adam Smith, ce n'est plus seulement des objets qui peuvent se représenter les uns les autres et donc s'échanger, mais bien du temps et de la peine transformés, oubliés et cachés. Ainsi, le tableau qui n'était qu'une surface se bosselle progressivement jusqu'à perdre ses contours, jusqu'à se ruiner complètement. De nouvelles épaisseurs se forment : celles du travail, de la vie et de la langue. Elle interdisent désormais le schématisme de la représentation classique. Mais ce qu'il faut comprendre c'est que le travail, la vie et le langage renvoient tous les trois à une histoire, ou plutôt à des histoires qui s'entrelacent. " Ils nous apparaissent, dit Foucault, comme autant de transcendances qui rendent possible la connaissance des êtres vivants, des lois de la production des formes du langage. " La culture occidentale invente à ce moment une profondeur où il sera question non plus des identités, les caractères distinctifs, les tables permanentes, mais des grandes forces cachées, développées à partir de leur noyau primitif et inaccessible, cad de l'origine de la causalité et de l'histoire.

b) Le statut du discours politique chez Descartes

Il semble que la position de Descartes, particulièrement dans sa correspondance avec la Princesse Élisabeth, puisse être interprétée soit comme une distance prise à l'égard de la politique, soit comme un moralisme indirect condamnant les excès du Prince. En fait, la position de Descartes ne correspond ni à l'indifférence ni à un jugement moral. Il faut d'abord remarquer que paradoxalement Descartes se montre d'accord avec Machiavel dès qu'il s'agit soit d'un jugement général sur le cours des choses, soit même parfois de la pratique de certains moyens. C'est ainsi que Descartes avoue que " le monde est fort corrompu ". Il s'agit là d'une reconnaissance classique, à l'époque, du caractère incertain des affaires du monde. Il s'agit presque d'une phrase courante sur laquelle tous deux ne peuvent qu'être d'accord. De même très souvent Descartes se montre réaliste et consent à utiliser certains procédés qui peuvent contrarier les règles de la morale personnelle. C'est ainsi que Regnault, par exemple, note qu'" il ne faut pas dire que Descartes n'entende pas le réalisme de Machiavel : il sait et dit qu'en politique on peut user des moyens immoraux, et si c'est de réalisme qu'il s'agit on peut toujours en discuter. " Ce n'est pas un objecteur qu'il rencontre en Machiavel, ni non plus dans le Prince une leçon de réalisme. Il ne bute ni sur une contradiction ni sur un obstacle. Comment comprendre alors la position de Descartes et la conception qu'il se fait de la vie politique ? Dans sa Correspondance avec la reine Élisabeth; du 13 Septembre 1615 jusqu'en nov.1646, le point de départ sur la politique se trouve dans une remarque de la princesse Élisabeth (lettre du 13 sept.1645 ) : " Ce ne sont pas toutefois ces prospérités ni les flatteries qui les accompagnent que je crois capable d'ôter la fortitude des âmes, mais je me persuade que la multitude d'accidents qui surprennent les personnes qui gouvernent le public sans leur donner le temps d'économiser l'expédient le plus utile, les porte souvent à faire des actions qui causent après le repentir. " Qu'est-il donc permis au prince de faire sans qu'il en ait du repentir ? - ou, formulé plus brutalement, la morale des princes dans la direction de l'État est-elle la même que la morale des gens dans les affaires privées ? En un premier temps, Descartes répond à ce problème en faisant apparaître à la princesse Élisabeth un certain ordre de l'univers, ordre qui n'est pas immédiatement compréhensible par notre entendement, mais par lequel nous savons cependant que nous sommes insérés par un effet de la bonté divine. Ainsi, Descartes conseille une sorte de prudence, au sens de sagesse et non de réserve, qui consiste à mesurer le poids de ses actions par rapport à cet ordre général de l'univers. Ce conseil reste trop général pour la princesse Élisabeth. C'est pourquoi d'autres lettres pressent Descartes de répondre aux problèmes concrets qui peuvent se poser lorsqu'on dirige un état et lorsque concrètement, directement on doit prendre des mesures qui sont contraire à la morale privée. Ainsi, elle requiert Descartes de lui commenter la position même de Machiavel et les conseils que Machiavel donne au prince. (lettre de Élisabeth, juillet 1646). Descartes répond en relisant Machiavel et constate que certains des conseils que donnent Machiavel lui paraissent non pas tellement immoraux qu'il manque de la distinction nécessaire entre les princes d'une part, et entre l'efficacité des actions de l'autre. Ainsi pour ce qui est de la première distinction entre princes, Descartes écrit: " Il n'a pas mis assez de distinction entre les princes qui ont acquis un État par des voies justes et ceux qui l'ont usurpée par des moyens illégitimes. " Une seconde distinction concerne la mesure même de l'efficacité des actions : " Pour ce qui regarde les alliés, un prince leur doit tenir exactement sa parole même lorsque cela lui est préjudiciable car la réputation de ne manquer point à faire ce qu'il a promis lui est utile. " Ce que Descartes exprime ici c'est la conviction, d'un point de vue réaliste, que de tenir sa parole est plus sûr et plus utile que de ne la point tenir, du moins envers des alliés. Ces distinctions faites, Descartes est tout prêt à reconnaître que la façon dont le prince gouverne ne peut pas correspondre à celle dont une personne privée mène ses affaires. " La justice entre les souverains a d'autres limites qu'entre les particuliers et il semble qu'en ces rencontres, Dieu donne le droit à ceux auxquels ils donnent la force. Mais les plus justes actions deviennent injustes quand ceux qui les font les pensent telles. " Comment savoir cependant si le prince est capable ou non de suivre la justice, plus précisément, comment savoir si le prince se sent lui-même juste ? Descartes va lever cette dernière interrogation en refusant à l'historien, cad à Machiavel, le droit et la possibilité de connaître la pensée du prince : " Je ne suis pas aussi certain de l'opinion de cet auteur en ce qu'il dit ou se réfère car comme il faut être dans la plaine pour mieux voir la figure des montagnes, ainsi on doit être de condition privée pour bien connaître l'office d'un prince, car les motifs des actions des princes sont tels qu'on ne saurait pas les imaginer. " (1) Légitimité (3) Le sentiment d'être juste (2) Efficacité (4) La possibilité de juger Par rapport a une requête initiale qui consiste à admettre un ordre de tout l'univers, ces 4 propositions permettent de comprendre l'attitude politique de Descartes, d'un point de vue métaphysique. En effet, il n'est pas possible de juger aussi rapidement que le prince serait illégitime. En particulier, comment le discerner puisque nous ne pouvons juger ni même sonder les intentions du prince, s'il est injuste pour lui-même ? cf. prop. (3) et (4). Si, d'une part, il existe un ordre et si, de l'autre, nous ne pouvons pénétrer à l'intérieur même de la pensée qui agit, il ne nous est plus possible de porter des condamnations trop rapides. Mais c'est alors que la distinction opérée en (2) qui paraît opposer à Machiavel une règle morale prend une autre valeur. Le prince doit agir avec efficacité dans la mesure même où il a le sentiment d'être juste. Mais nous savons par ailleurs qu'il ne nous appartient pas de savoir s'il a ou non le sentiment d'être juste (3) et (4). De toute façon, nous ne devons jamais oublier qu'en règle générale la providence donne le droit à qui elle donne la force. (Réquisit initial de l'ordre du monde). Descartes ne peut donc tenir véritablement de discours politique, mais cela ne signifie pas qu'il n'ait pas une attitude politique consciente et cohérente, alors que Machiavel ébauche à tâtons à l'aide d'une infinité d'exemples un discours qui annonce une science en se coupant de toute morale. Il n'est pas possible de comparer Descartes et Machiavel. Certes il est difficile de mettre en parallèle le coup de force du cogito et celui du prince, mais le plan d'analyse chez Descartes et chez Machiavel sont radicalement distincts. Descartes Machiavel Symétrie La fortune équivoque Éternel retour Asymétrie Décision/cogito Instauration Le donné Fortune Instauration métaphysique Cogito Éternel retour Il existe une politique de Descartes mais pas de discours politique cartésien.

c. Le problème de la manifestation d'une origine

Machiavel veut manifester l'origine du pouvoir : en termes clairs, l'instauration du prince. Descartes ne peut en aucun cas manifester cette instauration dans la mesure où l'histoire ne peut être détachée lorsqu'il s'agit du pouvoir d'une double référence : 1° La providence dont on doit supposer qu'elle donne en même temps le droit et la force. 2° Le sentiment du prince que nul ne peut pénétrer. C'est pourquoi l'instauration du prince ne peut se présenter à Descartes comme un problème à résoudre. Descartes ne nous donne pas une autre solution que Machiavel à un même problème. Descartes ne peut concevoir, en fonction même de ses requêtes métaphysiques, le problème de Machiavel. Mais ne pourrait-on pas élargir au-delà de Descartes et de Machiavel le problème de l'instauration ? Les historiens entendus classiquement parlant, sont ceux qui, dans leur discours ne conçoivent pas le problème de l'instauration parce que le cours de l'histoire est régi pour eux selon un ordre providentiel ou spirituel. C'est alors que la continuité de cet ordre efface le problème de l'instauration (l'histoire officielle s'insère toujours dans la légitimité) En revanche, certains historiens veulent aller au-delà de cette histoire de la légitimité et recherchent ce que les visions habituelles de l'histoire ont dissimulé et masqué. Il s'agit alors, pour ces historiens, de faire la levée scientifique d'un masque en manifestant la nudité et la cruauté de l'origine. L'on pourrait ainsi distinguer deux niveaux d'historisation ; un niveau secondaire qui consiste à relier les éléments en expulsant la question de l'origine et un niveau primaire qui consiste à retrouver l'origine sans que rien ne vienne en dissimuler l'irruption. Ces deux niveaux permettent de mieux comprendre l'opposition entre Descartes et Machiavel. Pour Descartes il ne peut y avoir d'histoire, la raison première étant affaire des princes (4) qui sont mieux placés que nous. La raison seconde étant ce qui suffit de fumée à masquer la première. Descartes ne peut donc pas avoir une attitude politique fondée sur l'histoire (quelque soit le niveau d'historisation que l'on considère). À côté de cette absence de réflexion historique, il suffit de poursuivre une vie sociale et continuer à mener ces recherches théoriques déclarées utiles au bien commun. La science se retire donc du politique.

DU RETRAIT DU POLITIQUE À LA VALEUR DU PROVISOIRE

1) Les corrélats d'une possibilité

La morale par provision correspond à la nécessité de codifier une insertion sociale de manière à préserver des possibilités de recherche pure.

a) La sauvegarde d'une autonomie

Comment interpréter classiquement la règle de la morale par provision comme une sorte d'attitude de mise à distance de la société qui répondrait à l'attitude politique du savant ? En fait, la position de Descartes est beaucoup plus complexe. D'un côté, il refuse complètement ce scepticisme facile qui consiste à opposer des règles coutumières divergentes pour vivre dans une inaction et dans un refus de poursuivre la recherche - inaction et refus qui seraient finalement les seules possibilités pour une sagesse pratique (Montaigne). Il ne s'agit pas davantage pour lui de montrer la vanité des coutumes du monde pour incliner l'âme à vivre dans le Christ (Pascal). Les coutumes ne peuvent apparaître comme ces règles qu'un scepticisme libéral appliquerait, car il est foncièrement différent de croire une chose et de connaître ce par quoi l'on croit cette chose. Cette pression des coutumes est réelle, mais elle ne peut pas correspondre à un nouveau dogmatisme. Cette critique permet à Descartes de sauvegarder une liberté qu'il compte d'abord vouer à la recherche même de la liberté ainsi délivrée de la politique. Descartes l'est, en quelque sorte, à l'égard de la coutume, mais l'attitude qu'il prend en chacun des deux cas est bien distincte.

b) La possibilité d'une continuité dans l'action

La Correspondance de Descartes nous prouve qu'au delà des conditions de la recherche il fallait que les actions de la vie " qui ne souffrent aucun délai " puissent être néanmoins assurées : " J'étais obligé de parler de cette résolution et de cette fermeté touchant les actions tant à cause qu'elle est nécessaire pour le repos de la conscience que pour empêcher qu'on ne me blâmât de ce que je n'avais écrit que pour éviter la prévention. Il faut une fois dans sa vie se défaire de toutes les opinions qu'on a reçues auparavant... C'est pourquoi j' ai placé la résolution en tant qu'elle est une vertu entre les deux vices qui lui sont contraires, à savoir l'obstination et l'indétermination. " C'est pourquoi la 2° règle de la morale provisoire insiste sur la nécessité de suivre, en cas d'obscurité, le probable. Ainsi, le plan de la spéculation est nettement distingué du plan de l'action. Lorsque la pensée s'exerce il n'existe aucune restriction à son enquête et à la nécessaire attente des résultats qu'elle promet. En revanche lorsqu'il s'agit d'action, aucune attente ne peut nous délivrer de la nécessité de répondre à des problèmes immédiats. C'est pourquoi le probable est réintroduit sans que pour cela Descartes reconnaisse ses incertitudes et ses limites. La métaphore du voyageur égaré traduit d'ailleurs cette parfaite lucidité. o Sur le plan moral, la 2° règle nous délivre de l'hésitation et des embarras dans l'action. Il s'agit d'un exercice de la volonté._ o Le recours au probable dans le domaine politique retrouve indirectement une très vieille tradition : celle d'Aristote. En effet pour lui, lorsqu'il n'est pas possible de connaître les premiers principes, le probable peut fonder un raisonnement qui, pour la suite, serait rigoureux.

c) Les implications d'une séparation entre l'entendement et la volonté

La 3° maxime de la morale provisoire est généralement interprétée comme une réponse à un précepte stoïcien. Plus exactement encore il s'agit du précepte même de la dernière forme du stoïcisme (latine) qui a perdu son attache avec la conception grecque, propre à Chrysippe, de l'harmonie universelle (thème de la prière à Zeus). Descartes affirme, en effet : " Ma 3ème maxime était de tâcher toujours plutôt de me vaincre plutôt que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde. " En réalité au-delà d'une influence apparente, nous pouvons discerner dans cette maxime l'affirmation d'un lien (et d'une séparation) entre l'entendement d'un côté et la volonté de l'autre. " La volonté, dit Descartes, se porte naturellement à désirer les choses que l'entendement lui présente comme possible ". Mais quel est le pouvoir de l'entendement ? Il n'est fait nulle part une réponse claire à ce problème dans le Discours de la méthode. En revanche, les Méditations métaphysiques explicitent le statut des facultés : " Un entendement humain est borné. " En particulier, il est limité de façon ontologique par le statut des vérités premières, qui ne dépendent que de Dieu, et il est limité pratiquement par les conditions même de son exercice : possibilité de l'erreur, requête d'une dimension temporelle, difficulté d'établissement d'un ordre analytique (ordre des raisons). En revanche la volonté possède un pouvoir infini qui ne reconnaît, dans l'exercice pratique, aucune limite possible. On sait que la volonté, lorsqu'elle excède les données de l'entendement, peut conduire à de véritables fautes puisqu'elle entraîne l'individu là où il ne possède pas de certitudes. La volonté peut être même une cause directe d'erreur intellectuelle, car elle peut outrepasser l'entendement, conclure un raisonnement de façon abusive. Mais ne pourrait-on considérer, d'un autre côté, que la distinction entre entendement et volonté permet de poser une règle d'action même lorsqu'il n'existe aucune évidence rationnelle sur le parti à prendre ? Sur le plan de l'action, Descartes préserve soigneusement les conditions d'une démarche assurée, et même lorsque le doute intellectuel s'exerce en rejetant toutes les certitudes antérieures. Ne pourrait-on alors établir un rapport entre le domaine de l'action et le domaine d'une activité politique immédiate (une éthique et non pas une moralité) qui s'exerce avant que ne soit possédées les évidences rassurantes de l'entendement ? Nous avons donc, à côté de la spéculation, une possibilité de recherche ménagée sans restriction, mais nous avons aussi du côté de l'action une possibilité d'insertion dans le politique qui nous est offerte sans que soit exigé un éloignement ou un rejet (qu'il serait impossible pratiquement de vivre). Comment concilier ces deux attitudes qui se présentent au moins dans un premier regard comme contradictoires ?

2) Le postulat de la permanence d'un lien

a) La satisfaction d'une recherche

Descartes reconnaît qu'au niveau de l'existence, la conciliation des exigences de la spéculation et des nécessités de l'action doivent être possibles. Il en donne pour témoignage ce qu'il appelle lui-même les extrêmes contentements éprouvés dans la recherche : " Je ne voyais pas que l'on pu en recevoir de plus doux ni de plus innocents en cette vie. " Innocents, cad impensable qu'il nuisent à autrui. Or, Descartes ne postule-t-il pas, par cela même, une innocence radicale du savoir qui, indépendamment de l'action, se présenterait toujours dans une parfaite neutralité ? Le savant, de ce point de vue, ne peut jamais en tant que tel partager la responsabilité de l'homme politique. Lorsque Max Weber opposera le savant et le politique, il découvrira dans une éthique de la responsabilité le caractère essentiel de l'action politique. La vérité ne peut jamais être coupable. Mais cette innocence fondamentale du savoir est cependant compensée chez Descartes par un effet des découvertes sur la volonté elle-même. En effet, n'est-ce point notre entendement qui propose à la volonté les objets même de son action ? Et si ces objets correspondent bien à des vérités, la volonté elle-même n'en sera-t-elle pas mieux éclairée ? " Il suffit de bien juger pour bien faire et de juger le mieux qu'on puisse pour faire ainsi tout son mieux. " - Mais à condition toutefois que les exigences de l'action ne dépassent pas les lumières de la raison - cad à condition que l'action ne déborde pas les " renseignements " fournis par l'entendement. Mais comment l'entendement pourrait-il avoir prévu et tout programmé d'avance en ce qui concerne l'action ? N'est-il pas dans la nature même de l'action de dépasser toujours toutes les connaissances possibles ? S'il en est ainsi que devons-nous penser d'un projet mathématique qui doit par essence se cantonner dans le seul savoir objectivement recevable ?

b) L'application d'un projet

Il faut alors, pour que le projet de consacrer sa vie à la recherche soit possible, se détacher d'un enracinement trop complet qui ne permettrait pas un libre exercice du doute. C'est pourquoi Descartes, après s'être assuré de ses maximes, nous dit : " Dans les neuf années suivantes, je ne fis autre chose que rouler çà et là dans le monde, tâchant d'y être spectateur plutôt qu'acteur de toutes les comédies qui s'y jouent. " La vocation de savant ne pourra pour Max Weber se confon-dre avec la vocation d'être acteur ou homme politique. Mais ce déracinement a pour contre partie la recherche corrélative d'un enracinement, à partir duquel " mon dessein, dit Descartes, ne tentait qu'à rejeter la terre mouvante et le sable pour trouver le roc et l'argile. " C'est ainsi que Husserl, de même, écrira en clausule de ses Méditations cartésiennes, que c'est seulement en perdant le monde (comme sujet empirique) qu'on peut le retrouver comme sujet d'une " conscience universelle de soi ". La spéculation prise comme mode de vie requiert une retraite qui seule permet la découverte d'une vérité suffisante, fût-elle lointaine. Parce qu'une telle vérité ne peut être atteinte que durant le temps qu'on la recherche et, si on s'y adonne tout-à-fait, ne faut-il pas alors supposer des ilôts d'ordre dans le désordre et de calme dans le bruit ? Ne faut-il pas supposer qu'un certain ordre se maintiendra du moins en certains endroits privilégiés ? Cet ordre nous fait retrouver les lettres de Descartes à la princesse Élisabeth et en particulier son appel à la Providence. Le projet ne peut lui-même être garanti qu'à travers un appel à l'ordre ultime d'une organisation quasi-cosmique du monde. C'est pourquoi il nous faut soupçonner la fonction de la retraite cartésienne, car celle-ci est le modèle même de toute retraite scientifique qui prétend pouvoir s'innocenter, s'isoler de tout le reste, afin de prolonger son exercice méthodique, comme si le monde devait appeler, depuis son désordre même, le besoin d'un ordre, c'est-à-dire le besoin de celui qui prétend le chercher au mieux et qui doit finalement s'en remettre à la providence.

c) La fonction d'une retraite

La morale par provision se présente comme une morale dynamique. S'il faut vivre pendant qu'on doute, cela ne justifie nullement un conformisme banal. La morale doit en plus créer le climat propice dans lequel le doute puisse s'exercer, certes, mais en conservant toujours la promesse d'un ordre qui, d'un côté, en permet l'exercice pratique et, d'un autre côté, l'achève. Déracinement qui ne perd jamais de vue le projet d'un enracinement qui pourrait devenir inébranlable. D'où morale approchée sans doute mais morale dirigée. Elle assure, dans l'inquiétude même du jugement, la stabilité nécessaire à la poursuite du jugement. Elle garantit dans le désordre - le fond des clameurs sourdes de l'histoire et des marques silencieuses du pouvoir - l'ordre de la recherche. La promesse de la science devient ainsi une sorte d'idéal régulateur (Kant) avant de se dissoudre dans l'idéologie des " progrès techniques ". Ainsi se comprend une dissociation contractuelle entre l'ordre de la science (spéculation) et l'ordre de l'action, qui nous permet de mieux comprendre l'opposition entre la connaissance (théorie) et l'action (pratique). Mais à terme ce que Descartes continue à espérer c'est une pression de la raison et de la vie qui correspond à la promesse qu'il fait dans la préface des Principes, fusion entre la science et la vertu. C'est pourquoi le doute loin d'apparaître comme un risque pour la morale apparaît en fait comme un moment de l'éthique (cad de la moralité pratique). En plaçant l'axe de la vertu dans la vertu de la pensée, les règles de la morale donne le maximum de force pour se délivrer de la matière ou plus exactement le maximum de force pour la dominer. Lefèbvre dira à ce sujet : " Un même progrès prépare l'espoir en l'autre monde et le succès en celui-ci " N'est-ce pas sous la forme d'un véritable programme technique que s'achève le Discours de la méthode ? Ce programme technique de maîtrise est indépendant d'un ordre préalable, même d'une morale qui exige de nous, en absence de connaissance parfaite, la seule fidélité de la volonté à elle-même.