Comment décider qu’un acte est juste ?

Il s’agit de réfléchir sur la notion de justice. Un acte est ce que fait un sujet. Il est imputable à un être responsable, capable de délibérer, et conscient de ce qu’il fait à un certain degré. Mais l’acte implique un processus qui excède la seule volonté subjective d’UN sujet isolé. - Un acte en suppose d’autres : il résulte d’enchaînements de circonstances et de décisions. - L’idée du « juste » implique elle aussi une communauté en devenir ayant des activités diverses qui peuvent entrer en conflit. C’est une multiplicité qui se trouve impliquée.

ANALYSE DU PROBLEME : « Comment décider » : Il s’agit de réfléchir aux critères de « l’acte juste ». La question laisse entendre que ces critères ne vont pas de soi. Le problème apparaît ainsi : Dispose-t-on d’un critère universellement accepté de ce qu’est l’acte juste ? Pour répondre, il faut déterminer ce qu’il faut entendre par acte en ce cas.

Un jugement de justice, un partage, un échange sont des actes qui ne mettent pas en jeu le même concept du juste. Il faut montrer la nécessité de déterminer des types d’actes pour déterminer le concept de justice. La question est alors de savoir si « le juste » se laisse déterminer objectivement. En d’autres termes, on se demande comment décider qu’un acte est juste ; ce qui n’est pas la question de savoir qui en décide. Peut-on déterminer un point de vue, acceptable par tous, sur ce qu’il convient de juger comme un acte juste ?

REFLEXION. Deux mouvements :

D’abord, pour que la réflexion ne reste pas abstraite, il faut distinguer des actes de nature différente, et montrer que le concept de justice rassemble des définitions multiples.

Puis il faut s’efforcer de dégager les critères d’un accord possible concernant la décision d’appeler « juste » un acte en général.

DEMARCHE : La question est une, mais les actions, au sujet desquelles il faut décider si elles sont justes ou non, sont multiples et peuvent être justes ou injustes de différentes manières. Si l’on mélange les niveaux, on sera dans la confusion.

L’esprit humain a deux critères de l’acte juste : la réciprocité et l’égalité. Ce qui fait problème c’est la manière dont doivent être appliqués ces critères. Dira-t-on que la justice punitive consiste en une réciprocité et qu’il s’agit de faire endurer à l’agresseur le mal qu’il a fait à sa victime ? On risque alors de régresser vers un état ancien du droit (loi du Talion).

A cela, Aristote objecte deux choses : d’abord, l’acte volontaire et l’acte involontaire ne sauraient être passibles d’une même sanction. Ensuite, si un individu frappe un représentant de l’Etat, sa faute est plus grave, à acte égal, que s’il s’agit d’un simple particulier.

Il conclut son raisonnement en affirmant que la réciprocité constitue un critère valable pour déterminer la justice d’un échange de biens, dans l’ordre économique, mais non celle des autres actes qui peuvent être dits justes, comme une récompense, une peine, un partage ou une distribution. L’ordre moral et politique est radicalement distinct de « l’économique ».

Pour les actes qui relèvent de la décision d’un juge, l’injustice consiste soit dans le fait qu’ils violent des lois, soit dans le fait qu’ils lèsent un tiers, et brisent une certaine égalité de départ en bénéficiant à leur auteur.

Par exemple, celui qui vend un bien plus cher que sa valeur réelle lèse l’acheteur.

Les critères de l’injustice donnent en creux ceux de la justice. L’acte juste est celui qui est conforme aux lois, ou celui qui est réglé sur le concept de l’égalité.

La justice du juge est dite alors corrective en ceci qu’elle rétablit une égalité rompue par l’acte injuste.  Mais, d’une part, la loi ne peut-elle pas être elle-même injuste ? Et, d’autre part, la justice consiste-t-elle toujours en une égalité simple ?

Soit deux hommes qui, dans le même temps, produisent des choses d’une qualité différente : jugera t-on injuste de leur verser une rémunération différente ?

La juste distribution réside bien selon Aristote en une égalité, mais non de celle qui égalise les inégaux ; elle est plutôt de celle qui maintient les inégaux dans le rapport qu’ils ont entre eux, donnant plus à ceux qui valent plus. La justice distributive consiste ainsi en une égalité géométrique ou proportion. Il apparait néanmoins que la proportion n’est pas un critère moins problématique que l’égalité ou que la loi. Un double problème demeure :

1. Comment s’accorder, en effet, sur une hiérarchie du mérite ?

2. Comment s’accorder sur un critère de la valeur ?

Qu’il s’agisse de la justice propre à une loi ou à la distribution de la richesse et de la puissance publique, la question « qui décide ? » reste aussi importante que la question « comment décider qu’un acte est juste ? »  En effet, il y a toujours quelqu’un au pouvoir.

Dans l’Athènes d’Aristote, les riches réclament le pouvoir et disent que la richesse est la vraie valeur. Les pauvres  objectent qu’ils sont leurs égaux en liberté, et que la liberté est la vraie valeur. Il serait donc juste qu’ils participent au pouvoir au nom de cette valeur.

Comment surmonter la différence des points de vue sur les valeurs ? Peut-on le faire ?

Ce n’est peut-être pas totalement impossible. Leibniz disait : Mettez-vous à la place d’autrui et vous aurez le bon point de vue pour décider de ce qui est juste.  Ainsi, le juge rendrait une décision juste en se mettant à la place de la victime comme de l’agresseur.

Toutefois, est-ce réellement possible, puisque les individus n’appartiennent pas au même niveau de société et que leurs intérêts divergent ? N’y a-t-il pas le risque de voir certains défendre des intérêts de groupe, qu’ils soient social, économique ou politique ?

Quant à l’inégalité dans la distribution des places et de la richesse sociales, même le plus pauvre devrait pouvoir y consentir par la capacité qu’il a de se mettre à la place de tous, et de juger juste l’inégalité qui profiterait à l’ensemble de la société. En théorie, il pourra le reconnaître, mais de fait, est-ce qu’il acceptera un tel sacrifice ? Un tel « contrat » restera très théorique. De plus, « l’intérêt général » est-ce là un concept aussi clair qu’on le dit ? Dire qu’il représente la somme des intérêts particuliers est illusoire puisqu’ils sont contradictoires ! Comment en écarter certains au profit d’autres ? Il y aura conflit. C’est donc seulement dans le cadre d’une politique ouverte, qui permet de confronter les intérêts pour en décider, que l’idée d’un principe de justice trouve sa place. On opposera ainsi deux solutions :

1° La solution classique, subjective & théorique. Dans sa généralité, chacun l’admet. La justice étant de toutes les vertus la seule qui concerne mon rapport à l’autre et non seulement à moi-même, on aura le critère proposé par Leibniz, mais est-il bien le seul qui puisse obtenir l’adhésion de tous ?

2° La solution légale, objective et pratique. Dans les faits, n’est-ce pas l’intérêt qui prend le pas ? La réponse générale reste trop théorique et aussi trop subjective : c’est pourquoi il faut poser des lois positives et surtout doter la société d’un système de contrôle qui veille à leur application générale. En effet, si l’application n’est qu’imparfaite, voire partielle, il y aura « injustice » et par suite impossibilité de promouvoir un accord véritable.

En conclusion, l’acte juste n’est pas seulement l’acte qui s’accorde à un critère qui serait déposé par ailleurs, on ne sait où, dans une conscience morale hypothétique ou encore un texte de loi : puisqu’il s’agit d’un acte, le critère lui aussi doit être considéré en acte, cad dans l’ordre son application. La réponse au problème semble donc bien se situer dans un meilleur contrôle des applications du droit en général. Mais où trouver de telles instances ?